Murfi dévisse le couvercle du thermos, écarte de la main les nuages de glace sèche et essaye de deviner le contenu.
« Eh, il y a quoi là-dedans ? »
Shiv le lui dit. Murfi plisse le visage et relance le thermos à Shiv.
« Non, gardez-les. On sait jamais, quelqu’un pourrait y prendre goût. »
Les talents culinaires de Murfi n’ont rien à y voir, mais entre deux bouchées, Shiv perd l’appétit. Les gens regardent tous dans la même direction. Dans le dos de Shiv. Il laisse tomber son journal plein de choses frites. Les chiens de la rue se jettent dessus. Il arrache sa cochonnerie à Yogendra.
« Laisse cette merde et emmène-moi loin d’ici. »
Yogendra enfonce l’accélérateur et les roues de la Mercedes patinent dans la rue soudain vide au moment où quelque chose atterrit avec une telle violence sur le toit du SUV que celui-ci s’enfonce sur ses essieux. Un amortisseur explose comme une grenade, il y a un éclair bleu et une odeur d’incendie électrique. L’automobile oscille sur ses trois amortisseurs restants. Quelque chose bouge, au-dessus. Yogendra insiste et s’acharne sur le moteur, mais celui-ci ne démarre pas.
« On sort », commande Shiv alors que la lame transperce le toit. Longue, dentelée, courbée comme un cimeterre, elle perfore la Mercedes jusqu’à la transmission. Tandis que Shiv et Yogendra dégringolent de la voiture, elle se déplace vers l’avant, éventrant l’acier embouti comme on sacrifie un gamin.
Shiv voit maintenant ce qui est tombé sur le toit de ses soixante millions de roupies de métal allemand saccagé, et même si cela le tue, il reste aussi paralysé par ce spectacle que les passants figés sur Tea Lane. Le pare-brise éclate à la fin du premier passage de la lame du robot de combat. Les bras saisisseurs inférieurs agrippent et écartent les bords déchiquetés du toit. Le phallus trapu du canon électromagnétique cherche Shiv dans la rue, le fixe de son regard monoculaire. Cela ne peut pas lui faire de mal. Shiv reste pétrifié par la longue lame qui, se retirant de l’épave connue encore très peu de temps auparavant sous le nom de Mercedes Série 7, pivote à l’horizontale. La machine de guerre se dresse sur ses pattes et approche d’un pas. Elle porte toujours son numéro de série et la petite bannière étoilée sur le flanc, mais Shiv sait qu’elle n’est pas pilotée par un post-ado aux réactions de fan de jeux vidéo, accro aux méthamphétamines et câblé quelque part à vingt niveaux sous les Grandes Plaines des États-Unis. Plutôt par quelqu’un à l’arrière de cette fourgonnette là-bas près du cinéma permanent, quelqu’un qui fume une bidî et agite les mains en une danse de Kâlî dans le cyberspace. Quelqu’un qui le connaît.
Shiv n’essaye pas de s’enfuir. Au galop, ces choses peuvent atteindre cent kilomètres-heure, et une fois qu’elles ont flairé votre ADN, elles fendront de leur lame tous les obstacles jusqu’à ce que celle-ci trouve la chair tendre de votre ventre. Le Robot de Combat Urbain se dresse au-dessus de lui. La vilaine petite tête de mante s’abaisse, les capteurs pivotent. Shiv peut maintenant se détendre. C’est du spectacle pour la rue.
« Monsieur Faraji. » Shiv manque éclater de rire. « Pour votre information, toutes les dettes et charges fiscales dues à M. Bachchan ont été ce jour confiées à l’agence de recouvrement Ahimsâ.
— Bachchan veut que je le rembourse ? » crie Shiv en regardant les restes de son dernier vestige de valeur éventré sur la rue et saignant de l’alcofuel.
« C’est exact, monsieur Faraji, répond le robot tueur. Votre compte avec les Paris Bachchan s’élève actuellement à dix-huit millions de roupies. À partir d’aujourd’hui, vous avez une semaine pour l’équilibrer, sans quoi des actions de recouvrement seront entreprises. »
La machine pivote sur les talons de ses pattes arrière, se ramasse sur elle-même et bondit en direction du croisement par-dessus les vendeurs de thé, les vaches et les putes.
« Hé ! lui crie Shiv. Il pouvait pas envoyer une facture ? » Il ramasse des restes et fragments de la mécanique de précision allemande qu’il lance en direction de l’agent de recouvrement.
11
Lisa, Lull
« Dites-moi, madame Durnau », demanda Thomas Lull, assis entre le CV et le fichier de présentation de la jeune femme, posés sur son large bureau, et une fenêtre panoramique donnant sur le mois de juin le plus chaud que connaissait le Kansas depuis un siècle, « votre meilleure idée, vous l’avez eue où ? »
(Elle se souvient de cela vingt-deux heures après avoir quitté l’ISS et vingt-six avant d’arriver sur Darnley 285, bourrée de drogues de vol, enfermée dans un sac accroché par velcro à la paroi de la capsule de transfert afin de ne pas gêner la commandante de bord, Beth, qui a la narine droite un peu encombrée et dont le sifflement rythmique de la respiration finit par devenir la principale composante de l’univers de Lisa Durnau.)
Personne n’avait connu un mois de juin comme celui-là : ni le personnel d’aéroport, ni l’employée au guichet de location automobile, ni le garde de l’université à qui elle avait demandé son chemin. C’était davantage que de l’eau chaude au large du Pérou ou les dernières convulsions du Gulf Stream. La climatologie avait atteint cette zone blanche où on ne pouvait plus rien prévoir. Thomas Lull avait parcouru son CV, jeté un coup d’œil à la première page de sa présentation, et interrompu Lisa Durnau avec cette question inattendue au moment où elle affichait le premier transparent.
Elle se souvient encore de la colère qui l’envahit alors. Elle la réprima en pressant ses mains ouvertes sur les cuisses de son bon tailleur-pantalon. Quand elle les releva, ses paumes laissèrent deux empreintes humides, comme des mises en garde contre le mauvais œil.
« Professeur Lull, j’essaye de me montrer professionnelle et je pense que, par courtoisie professionnelle, vous me devez votre attention. »
Elle aurait pu rester à Oxford. Elle y avait été heureuse. Carl Walker aurait vendu ses organes pour la garder au Keble College. De meilleurs doctorats que le sien étaient revenus brisés de cette ville d’élevage bovin où la loi obligeait encore les écoles à enseigner le Dessein Intelligent. Si le plus important centre de recherches sur la cybervie au monde se trouvait sur une colline de la Bible Belt, Lisa Durnau viendrait à cette colline. Elle avait rejeté l’univers chrétien de son père avant la séparation de ses parents, mais l’entêtement et la confiance en soi presbytériens étaient mêlés à son ADN. Elle ne laisserait pas cet homme la déstabiliser. Il dit : « Vous pouvez obtenir mon attention en répondant à ma question. Je veux en savoir davantage sur votre inspiration. Sur les moments où elle vous a frappée comme un éclair. Ceux où vous avez fonctionné soixante-dix heures au café et à la Dexédrine, parce que si vous l’aviez lâchée, ne serait-ce qu’un instant, vous l’auriez perdue. Ceux où elle a surgi de nulle part, parfaite et entière. Je veux savoir quand, où et comment elle vous a frappée. La science est création. Rien d’autre ne m’intéresse.
— D’accord, capitula Lisa Durnau. C’était sur les toilettes pour femmes de la gare de Paddington, à Londres, en Angleterre. »
Rayonnant, le professeur Thomas Lull se rencogna dans son fauteuil.
Le groupe de Cosmologie Cognitive se réunissait deux fois par mois dans le bureau de Stephen Sanger, à l’Imperial College de Londres. C’était l’une de ces choses dont Lisa Durnau savait qu’il lui faudrait trouver le temps de s’occuper un jour mais en doutant de jamais y arriver, comme équilibrer ses comptes ou avoir des enfants. Carl Walker la mettait en copie des notes et résumés du groupe. C’était excitant sur le plan intellectuel, et elle savait pertinemment qu’intégrer ce groupe serait bénéfique à sa réputation comme à sa carrière, mais celui-ci suivait une approche d’information quantique là où les pensées de Lisa évoluaient en courbes topologiques. Puis les rapports bimensuels commencèrent à s’éloigner de la trépidation de l’information quantique pour spéculer que l’Intelligence Artificielle pourrait bien être un univers parallèle cartographié par les codes informatiques, tout comme les cloîtres et choristes d’Oxford étaient constitués d’ADN et de particules élémentaires. C’était sa spécialité. Elle résista un mois, puis Carl Walker l’emmena déjeuner un vendredi, déjeuner qui se termina à minuit dans un restaurant jamaïquain à boire des Guinness Triple-X en oscillant au rythme du dub. Le surlendemain, elle se trouvait dans une salle de réunions du cinquième étage à petit-déjeuner de croissants au chocolat et à trop sourire aux plus éminents penseurs du pays quant à la place de l’esprit dans la structure de l’univers.