Chacun se resservit en café et le débat commença. À une vitesse qui laissa Lisa sur place et le souffle coupé. Les transcriptions ne disaient rien de l’ampleur et de la diversité de la discussion. Elle se fit l’effet d’un gamin trop gros à un match de basket, pivotant et démarrant trop tard, trop lentement. Le temps qu’elle arrive à parler, elle avait trois idées de retard, la conversation avait poursuivi son chemin. Le soleil traversa Hyde Park et Lisa Durnau sentit le désespoir l’envahir. Ils étaient rapides, vifs, éblouissants mais se trompaient complètement, complètement, sauf qu’elle n’arrivait pas à glisser un mot pour le leur dire. Le sujet commençait déjà à les lasser. Ils en avaient extrait tout ce qu’ils pensaient pouvoir en tirer, aussi passaient-ils à autre chose. Elle allait perdre l’occasion. À moins qu’elle leur dise. À moins qu’elle parle maintenant. Son avant-bras droit reposait à plat sur la table en chêne. Elle leva lentement la main à la verticale. Tout le monde suivit ce mouvement des yeux. Le silence se fit soudain, atroce.
« Excusez-moi, se lança Lisa Durnau. Je peux intervenir ? Je pense que vous vous trompez. » Elle leur parla alors de l’idée qui faisait émerger la vie, l’esprit et l’intelligence des propriétés sous-jacentes de l’univers tout aussi mécaniquement que les forces physiques et la matière. Elle leur dit que la CyberTerre était un modèle d’un autre univers qui pouvait exister sur le polyvers, un univers où l’esprit n’était pas un phénomène émergent, mais un principe aussi fondamental que la constante de structure fine, l’Oméga ou la dimensionnalité. Un univers qui pensait. Comme Dieu, ajouta-t-elle, et au même moment elle vit les lacunes, les défauts et les détails auxquels elle n’avait pas pensé, et elle se rendit compte que tout le monde autour de la table les voyait aussi. Elle entendait sa propre voix, autoritaire, tellement certaine, tellement sûre qu’elle avait toutes les réponses à vingt-quatre ans. Elle baissa la voix en un marmonnement d’excuse.
« Merci, fit Stephen Sanger. Il y a là-dedans beaucoup d’idées intéressantes…»
Ils ne le laissèrent même pas terminer sa phrase. Chris Drapier, du Service d’Intelligence Artificielle Niveau Trois de Cambridge bondit le premier. Il avait été le plus grossier, le plus bruyant et le plus pédant, et Lisa l’avait surpris en train d’essayer de lui mater le cul dans la file pour la cafetière. Il n’y avait aucune raison d’invoquer une espèce de deus ex machina quand le calcul quantique avait assez gentiment réglé tout cela. C’était du vitalisme… non, du mysticisme. Vint ensuite le tour de Vicki McAndrews, de l’Imperial College. Elle se saisit d’un fil métaphorique mal intégré dans la modélisation de Lisa, tira dessus et défit tout l’édifice. Lisa n’avait pas un modèle topologique de l’espace ni même un mécanisme pour décrire cet univers pensant. Tout ce qu’entendit Lisa fut ce gémissement aigu derrière ses yeux, comme quand on veut pleurer et qu’on ne doit pas. Elle se rassit, anéantie, parmi les tasses de café et les taches de croissants au chocolat. Elle ne savait rien. Elle n’avait aucun talent. Elle était arrogante et stupide, elle ouvrait le bec là où le moindre postdoc sensé serait resté assis à hocher la tête en veillant à remplir les tasses de café et à faire circuler les biscuits. Son étoile était à son nadir absolu. Stephen Sanger lui adressa quelques mots d’encouragement lorsqu’elle se glissa dehors, mais elle était détruite. Elle pleura tout le long du chemin, traversant Hyde Park puis Bayswater jusqu’à la gare de Paddington. Elle descendit une demi-bouteille de vin doux dans le restaurant de la gare, car elle n’avait rien vu d’autre sur le menu susceptible de l’assommer vraiment vite. Elle tremblait de honte et de larmes à sa table, certaine que sa carrière était terminée, qu’elle n’y arriverait pas, qu’elle ignorait ce qu’ils voulaient dire. Sa vessie se manifesta dix minutes avant le départ de son train. Elle s’assit dans le cabinet, le jean baissé, en s’efforçant de ne pas sangloter pour éviter que l’acoustique particulière des toilettes londoniennes n’amplifie ce bruit au point de le rendre audible par tous.
Elle le vit alors. Elle n’aurait pu dire ce que c’était, elle avait les yeux fixés sur la porte, il n’y avait ni forme, ni contour, ni mots ou théorèmes. Mais il était là, complet et d’une beauté inimaginable. Simple. Si simple. Lisa Durnau jaillit du cabinet, se précipita à la boutique de papeterie acheter un bloc-notes et un gros marqueur. Elle courut ensuite attraper son train. Qu’elle ne put attraper. Quelque part entre le cinquième et le sixième wagon, cela la frappa comme un éclair. Elle sut exactement ce qu’il fallait qu’elle fasse. Elle s’agenouilla en sanglots sur le quai, ses mains tremblantes s’efforçant de gribouiller des équations. Les idées se déversèrent en elle. Elle était connectée au cosmos. L’équipe du soir passa, la contourna sans la regarder. Tout va bien, voulut-elle dire. Tout va tellement bien.
Théorie Étoile-M. Lisa l’avait sous les yeux depuis le début, comment avait-elle pu ne pas la voir ? Onze dimensions repliées en un ensemble de formes de Calabi-Yau, trois déployées, une pseudo-temporelle, sept recroquevillées à la longueur de Planck. Mais des poignées, des trous dans les formes, découlaient les énergies tortueuses des supercordes, et par conséquent les harmoniques qui constituent les propriétés physiques fondamentales. Elle n’avait plus qu’à modéliser CyberTerre comme un espace de Calabi-Yau et montrer son équivalence avec une possibilité physique dans la théorie Étoile-M. Tout était dans la structure. Il existait quelque part un univers avec son ordinateur embarqué. Les esprits y étaient intégrés au tissu de la réalité, et non recouverts d’une carapace de carbone évolué comme dans cette bulle du polyvers. Simple. Tellement simple.
Elle pleura de bonheur pendant tout le retour en train. Un jeune couple de touristes français, installé en face d’elle, se prenait nerveusement la main chaque fois qu’un nouvel accès de bonheur la faisait frissonner. La joie la sortirait de sa chambre pour se promener dans Oxford durant toute la semaine où elle coucha ses idées sur papier. À chaque bâtiment, chaque rue, chaque boutique et chaque personne, la vie et l’humanité l’emplissaient d’un bonheur intense. Elle était amoureuse du plus petit objet. Stephen Sanger parcourut le brouillon avec un sourire qui s’élargissait à chaque page. « Tu les as eus, finit-il par dire. Les cons. »
Assise dans le bureau trop climatisé de Thomas Lull, Lisa Durnau percevait encore les émotions de cette poussée créatrice, comme le rayonnement fossile des feux du big bang. Thomas Lull pivota sur sa chaise pour se pencher dans sa direction.
« D’accord, dit-il. Eh bien, il faut que vous sachiez deux choses sur cet endroit : le climat est vraiment à chier, mais les gens sont rudement gentils. Soyez polie avec eux. Ils pourraient vous être utiles. »