La trentième heure s’écoule et Lisa Durnau émerge de ses vieux souvenirs. L’espace, décide-t-elle, est la dimension des défoncés.
« Hé, croasse-t-elle. Je peux avoir de l’eau ? » Ses muscles commencent à se déformer et à s’atrophier.
« Tube sur votre droite », répond la commandante Beth sans quitter des yeux son tableau de bord. Lisa tourne la tête en tendant le cou pour sucer une eau distillée tiède et fade. Les amis masculins de la pilote, restés sur la station, discutent et badinent. Ils n’arrêtent jamais de discuter et de badiner. Lisa se demande s’ils vont parfois plus loin, ou s’ils sont si fragiles et diminués que la moindre activité un tant soit peu sexuelle les briserait en deux. Un nouveau souvenir s’empare d’elle.
Elle était de retour à Oxford, elle courait. Elle adorait courir dans cette ville qui regorgeait de chemins et d’espaces verts et où l’activité physique faisait partie intégrante de la culture estudiantine. C’était un vieux parcours datant de son époque à Keble : il longeait le canal, traversait les prés de Christ Church, remontait Bear Lane jusqu’à High Street puis passait entre les piétons jusqu’au portail du All Souls College pour continuer ensuite sur Parks Road. Un bon parcours, physiquement sûr, familier à ses pieds. Ce jour-là, elle tourna à droite derrière le Merton College pour couper par les jardins botaniques jusqu’au Magdalen College, où se tenait le congrès. L’été allait bien à Oxford. Des groupes d’étudiants s’étaient installés sur la pelouse. On entendait les coups de pied et les cris des joueurs de football, un bruit qui lui manquait à l’université du Kansas. La lumière aussi, cet étrange or anglais de début de soirée qui promettait une nuit séduisante. Au programme de sa soirée à elle figuraient une douche, un rapide coup d’œil à l’extinction de masse complètement inattendue dans la biosphère marine d’Alterre et un dîner à la Haute Table, un truc formel avec vestes et redingotes pour clôturer le congrès. Elle aurait nettement préféré la passer dans les rues et les endroits fréquentés, avec sur sa peau nue la lumière dorée d’une douceur de papillon.
Lull l’attendait dans sa chambre.
« Voir L. Durnau, dit-il. La voir une bouteille d’eau à la main dans ce ridicule petit short moulant en lycra et ce minuscule haut riquiqui. » Il fit un pas dans sa direction. « Je vais tout de suite lui arracher ce ridicule petit short. »
Il saisit à pleines mains la ceinture élastique et baissa d’un coup short et culotte. Lisa Durnau lâcha un petit cri. En un mouvement, elle ôta son maillot, se débarrassa de ses chaussures et sauta sur Lull, lui nouant ses jambes autour de la taille. Accrochés l’un à l’autre, ils reculèrent en chancelant jusqu’à la salle de bains. Tandis qu’il se déshabillait tant bien que mal, maudissant ses chaussettes collantes, elle passa sous la douche. Il fit irruption, la plaqua contre le carrelage. Lisa fit pivoter ses hanches et noua à nouveau ses jambes autour de lui tout en cherchant sa bite avec sa vulve. Lull recula d’un pas pour la repousser doucement. D’un bond, Lisa Durnau se mit en équilibre sur les mains et lui enserra le torse de ses jambes. Thomas Lull se pencha, la pénétra de sa langue. À demi noyée, à demi en extase, Lisa se retint de hurler. Il était plus agréable de se retenir, en s’asphyxiant à moitié, la tête en bas, au risque de se noyer. Puis elle immobilisa à nouveau Lull entre ses cuisses et il la souleva, dégoulinante et enroulée autour de lui, pour la jeter sur le lit et la baiser tandis que les cloches dans la cour sonnaient le couvre-feu.
À la Haute Table, elle eut pour voisin un postdoc danois ébloui de pouvoir parler à un des auteurs du projet Alterre. Installé au centre, Thomas Lull discutait du darwinisme social de la thérapie généligne avec le président. À part lever le regard en l’entendant dire « tuer les brâhmanes tout de suite, tant qu’il n’y en a pas beaucoup », Lisa ne fit pas attention à lui. Conformément aux règles. C’était un truc de congrès. Cela avait commencé au cours de l’un d’eux et trouvé sa pleine expression durant d’autres. Cela aurait forcément une fin, et les règles et conditions de désengagement seraient alors établies entre deux activités du congrès. En attendant, le sexe était sensationnel.
Lisa Durnau avait toujours considéré les rapports sexuels comme quelque chose de bien pour les autres, mais absent de son programme personnel. Ils n’avaient rien de vraiment fantastique. Elle pouvait s’en passer sans que cela la rende malheureuse. Puis, avec la personne la plus inattendue, dans la relation la moins pratique possible, elle découvrit une sexualité qui lui permettait d’exprimer son naturel athlétique. Elle avait là un partenaire qui l’aimait avec sa sueur et son goût salé dans son cher équipement de jogging, qui aimait ça al fresco, al dente et épicé de tout ce qu’elle avait enfermé dans sa libido pendant presque vingt ans. La fille sportive du pasteur Durnau ne faisait rien du genre faux viol et tantrisme. À l’époque, elle avait pour confidente sa sœur Claire, à Santa Barbara. Elles passèrent des soirées au téléphone à discuter des moindres détails cochons, à éclater d’un rire bruyant. Un homme marié. Son patron, qui plus est. D’après Claire, c’était une relation si illicite et si secrète que Lisa pouvait libérer ses propres fantasmes.
Leur liaison avait commencé à Paris, dans le salon des voyageurs du terminal 4 de l’aéroport Charles-de-Gaulle. Le vol pour Chicago avait été retardé. Une anomalie dans le contrôle aérien de Bruxelles retenait les avions jusque sur la côte est des États-Unis et le tableau d’affichage annonçait un retard de quatre heures pour le BAA142. Lisa et Lull sortaient d’une semaine intellectuellement éreintante à défendre l’argument lullien selon lequel réel et virtuel étaient des chauvinismes insignifiants, argument qu’avait attaqué de tous côtés un groupe de néoréalistes français. Lisa n’avait plus qu’un désir : monter chez elle vérifier si son voisin, M. Cheknavorian, avait arrosé les plantes. Le retard affiché passa à six heures. Lisa gémit. Elle s’était occupée de son courrier électronique. Elle avait mis à jour ses finances. Elle avait rendu visite à Alterre, qui traversait une période de calme entre deux accès d’évolution ponctuelle. Il était trois heures du matin, et par ennui autant que par fatigue, perturbée par l’incertitude planant dans le salon brillamment éclairé situé entre les nations, Lisa Durnau posa sa tête sur l’épaule de Thomas Lull. Elle sentit son corps bouger contre le sien et voilà qu’elle l’embrassait. Très vite, ils se glissèrent dans les douches de l’aéroport dont le préposé leur tendit deux serviettes en chuchotant vive le sport en français.
Elle se plaisait en compagnie de Thomas Lull. Il était marrant, savait parler, avait le sens de l’humour. Ils partageaient certaines valeurs et certaines croyances. Certains films et livres. Certains goûts culinaires : les légendaires déjeuners mexicains du vendredi. Tout cela était bien loin d’une levrette sur les carreaux humides d’une cabine de douche du terminal 4, mais pas tant que cela, en un sens. Où d’autre l’amour commence-t-il, sinon à côté de chez vous ? On apprécie ce qu’on voit tous les jours. Le garçon derrière la clôture. Le collègue près de la machine à café. L’ami de l’autre sexe duquel on a toujours été très proche. Elle savait avoir toujours ressenti quelque chose pour Thomas Lull, elle n’avait simplement jamais pu nommer ce sentiment, ni agir en fonction, jusqu’à ce que l’épuisement, la frustration et la perturbation la sortent de sa personnalité habituelle.
Ce n’était pas la première fois, pour lui. Elle connaissait tous les noms, ainsi qu’une grande partie des visages. Il lui avait parlé d’elles une fois les autres partis retrouver conjoints et familles, quand il ne restait plus qu’eux deux avec la carafe de margarita et les lampes à huile allumées. Jamais des étudiantes, son épouse était bien trop connue sur le campus. En général des aventures d’un soir lors de congrès, une fois, une liaison par courrier électronique avec une écrivaine de Sausalito. Et voilà que Lisa était une conquête de plus. Où mènerait cette liaison, elle n’en savait rien. Mais ils continuaient à avoir un faible pour les douches.