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La puanteur des pâtes au tikka de Bradford pèse avec insistance sur le bas-ventre de M. Nanda. Comment cette gadoue, cette pollution peut-elle faire un aliment ? Une des grandes marmites industrielles en acier inoxydable, renversée, a répandu son contenu sur le sol. Où se trouve le second cadavre, le torse et la tête recouverts de pâtes au tikka. M. Nanda sent l’odeur de viande cuite et presse en hâte son mouchoir sur ses lèvres. Il remarque le pantalon de bonne facture du cadavre, ses belles chaussures, sa chemise repassée. Ce doit donc être le wallah de l’informatique. M. Nanda sait par expérience que, tout comme les chiens, les aeais se rebellent d’abord contre leurs maîtres.

Il fait signe à Sen et à Sunder d’entrer. Le policier rural semble nerveux, mais la jemadar lève son fusil d’assaut d’un air résolu.

« Elle peut nous entendre ? demande-t-elle en décrivant un cercle.

— Peu probable. Les aeais de niveau un sont rarement dotées de langage. Celle-ci a plus ou moins l’intelligence d’un singe.

— Et des manières de tigre », commente le brigadier Sunder.

M. Nanda appelle Shiva hors des dimensions spatiales de l’usine alimentaire, ses mains décrivent une mudrâ et le go-down vient à la vie quand s’illumine le système nerveux formé par ses canaux d’information. Un instant suffit à Shiva pour accéder à l’intranet de l’usine et retrouver le serveur, un petit cube sans caractéristiques particulières posé au coin d’un bureau, puis franchir le pare-feu pour s’insinuer dans le système. Les registres de fichiers défilent, flous, dans le cervelet de M. Nanda. Là. Protection par mot de passe. Il appelle Ganesh. Aussitôt, le leveur d’obstacles tombe sur une clé quantique. M. Nanda est contrarié. Il renvoie Ganesh et fait intervenir Krishna. Un djinn pourrait se cacher derrière ce mur quantique. Ou trois mille photos de Chinoises en train de s’envoyer en l’air avec des cochons. M. Nanda craint que l’aeai se soit reproduite. Un simple courrier vers l’extérieur, et il faudrait des semaines pour tout nettoyer. Krishna signale l’absence d’éléments suspects dans le journal du trafic sortant. La chose est toujours quelque part dans le bâtiment. M. Nanda déconnecte le réseau sans fil, débranche le serveur et le prend sous le bras. Il va le rapporter au Ministère pour que ses collègues lui arrachent ses secrets.

Il marque une pause, renifle. La puanteur des pâtes s’est faite plus forte, plus âcre, non ? M. Nanda tousse, quelque chose s’est logé au fond de sa gorge, piment brûlant. Il voit Sen renifler et se renfrogner. Il entend le bourdonnement d’une importante ponction électrique.

« Tout le monde dehors ! » crie-t-il, et au même moment, le mécanisme à chaîne du volet roulant se met en marche d’un coup tandis que la deuxième marmite dégorge une étouffante fumée pimentée noire. « Vite, vite ! » ordonne-t-il, le mouchoir pressé sur les lèvres, en cillant pour évacuer des larmes douloureuses. « Sortez, allez. » Il suit les autres à l’extérieur, passant à quelques millimètres du volet roulant en train de descendre. Dans l’allée, il époussette avec irritation la crasse de la rue sur son costume repassé.

« Voilà qui est très ennuyeux, estime M. Nanda avant d’interpeller les ouvriers de l’usine : Vous, là. Y a-t-il un autre moyen d’entrer ?

— Par l’autre côté, sahb », répond un adolescent avec des problèmes de peau que M. Nanda n’aurait pas voulu voir approcher de ce que serait susceptible de consommer un être humain.

« Pas de temps à perdre, lance-t-il en levant son arme. Elle a peut-être déjà profité de la diversion pour s’enfuir. Avec moi, s’il vous plaît.

— Je ne retourne pas là-dedans », annonce Sunder, les mains sur les cuisses. C’est un quinquagénaire qui épaissit au niveau de la taille et rien de tout cela ne figure dans le manuel de police du district de Navadha. « Je ne suis pas superstitieux, mais si ce n’est pas un djinn qu’il y a là-dedans, je me demande ce que c’est.

— Les djinns n’existent pas », réplique M. Nanda. Sen se place derrière lui. Sa combinaison camouflage est de la teinte exacte des pâtes au tikka. Ils se couvrent le visage, se glissent dans la petite allée latérale nauséabonde au sol recouvert de mégots de cigarettes, puis entrent par la sortie de secours. L’atmosphère est âcre de fumée pimentée. M. Nanda la sent lui agresser le fond de la gorge tandis qu’il sélectionne, parmi ses avatars, son programme le plus puissant, Kâlî la Destructrice. Il se branche sur le réseau de l’usine et la libère dans le système. Elle parcourra la toile, avec ou sans fil, se dupliquera sur toutes les unités de traitement fixe ou mobile. Elle repérera, retrouvera et effacera tout ce qui n’a pas d’autorisation. Il ne restera que des loques de Tikka-Pasta, Inc., quand Kâlî en aura terminé. C’est aussi à cause d’elle que M. Nanda a isolé l’usine. Lâchée sur la toile globale, Kâlî pourrait provoquer en quelques secondes des crores de roupies de dégâts d’un bout à l’autre du réseau continental. Rien de tel qu’une aeai pour en pourchasser une autre. M. Nanda tient son arme prête. La simple odeur de Kâlî, mangouste lancée à la poursuite d’un serpent, a souvent suffi à débusquer une aeai.

Voir Kâlî en résolution lighthoek complète est saisissant : avec sa ceinture de mains coupées, ses cimeterres brandis, sa langue sortie et ses yeux énormes, elle se dresse dans le voile de fumée pimentée qui descend lentement tandis qu’autour d’elle, les constellations disparaissent l’une après l’autre. La mort doit ressembler à cela, pense M. Nanda. Une par une, les délicates lueurs bleues du flux d’informations clignotent et s’éteignent. Une par une, les impulsions nerveuses déclinent, les sensations s’estompent, la conscience se désagrège.

Effrayée par la disparition du bruit des machines tout autour d’elle, Sen se rapproche de M. Nanda. Les forces et entités à l’œuvre dépassent son entendement. Lorsque plus rien n’a fait de bruit ou émis de lumière pendant une minute entière, elle demande : « Vous pensez qu’elles sont toutes parties, maintenant ? »

M. Nanda consulte le rapport de Kâlî.

« J’ai détruit deux cents programmes et fichiers suspects. Si les copies d’aeais n’en représentent ne serait-ce qu’un pour cent…» Mais il n’y a pas que le piment dans sa gorge à agresser sa sensibilité.

« Qu’est-ce qui les pousse à agir comme ça ? interroge Sen. Pourquoi est-ce qu’elles deviennent enragées d’un coup ?

— À la source d’un problème informatique, j’ai toujours trouvé la fragilité humaine », répond M. Nanda en pivotant lentement pour essayer de repérer ce qui a éveillé sa méfiance. « Je soupçonne notre ami d’avoir acheté des hybrides aeais illégaux aux sundarbans. Je n’ai jamais rien vu de bon sortir des paradis de données. »

Sen a une autre question, mais M. Nanda la fait taire. Très léger, très lointain, il entend un mouvement. Kâlî a laissé juste ce qu’il fallait d’équipements en fonctionnement pour que Shiva puisse se connecter au système de sécurité. Rien sur les caméras, comme il s’y attendait, mais dans le monde diffus de l’infrarouge, quelque chose bouge. Sa tête se tourne d’un coup vers la grue à portique au fond de l’entrepôt.