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« Je te vois », dit-il en faisant signe à Sen. Elle grimpe d’un côté de la grue, lui de l’autre. La chose semble être quelque part au plafond. Les deux humains avancent l’un vers l’autre.

« À un moment donné, elle va prendre la fuite, prévient Nanda.

— Quoi donc ? murmure Sen en se cramponnant à sa puissante arme.

— Je la soupçonne de s’être répliquée dans un robot et de compter s’enfuir de cette manière. Attendez-vous à quelque chose de petit et de rapide. »

M. Nanda l’entend, désormais, entre les bruits de leurs pas sur le métal : quelque chose gratte à tâtons le toit pour tenter de s’y percer une issue. M. Nanda lève la main pour conseiller la prudence à la jemadar Sen. Il a l’impression d’être juste sous la chose. Il lève la tête et plisse les yeux pour inspecter le nid de câbles et de gaines. Un œil-caméra sur perche fond sur lui. M. Nanda recule. Sen lève son arme et lâche par réflexe une décharge dans le plafond. Un objet tombe si près de M. Nanda qu’il manque le heurter, une chose tout en membres, en mouvements de fléau spasmodiques. C’est un robot d’inspection, une petite machine grimpeuse genre singe-araignée. En général hors de portée financière des entreprises individuelles, mais les organismes d’aide au développement industriel en tiennent un à disposition des clients d’un quartier. La chose aura accès à tout local de la zone industrielle. La machine se relève, se précipite sur M. Nanda, puis se retourne pour zigzaguer en désordre sur le portique, s’approche de Sen en n’ayant conscience que d’une seule chose : ces créatures veulent sa mort alors qu’elle-même veut exister. Paniquée par son tir désordonné, la jemadar perd toute notion militaire tandis que la chose bondit dans sa direction. Elle tente maladroitement de braquer son fusil et M. Nanda voit venir avec une netteté calme et parfaite le moment où cette panique va provoquer sa propre mort.

« Non ! » crie-t-il en dégainant son arme. Indra cible, vise, tire. L’impulsion surcharge momentanément son hoek, aveuglant d’un coup sa vision du monde. Le robot se fige, convulse, tombe avec d’épaisses étincelles jaunes. Ses pattes se contractent, ses yeux sur perche se déploient. Il cesse tout mouvement et tout bruit. De la fumée sort de ses orifices. M. Nanda ne s’estime pas encore satisfait. Il se penche sur l’aeai morte, puis s’agenouille et branche sa boîte d’avatars dans la prise de la machine. Ganesh s’interface avec le système d’exploitation tandis que Kâlî se tient prête, épées brandies.

La chose est morte. Excommuniée. M. Nanda se relève, s’époussette. Rengaine son arme. Une affaire bâclée. Frustrante. Qui laisse des questions en suspens. L’équipe du Quinzième Étage en répondra à un bon nombre quand elle ouvrira le serveur, mais on ne devient pas flic Krishna sans développer certaines intuitions et celles de M. Nanda lui soufflent que ce mélange de métal et de plastique est le commencement d’une nouvelle et longue histoire. Il dira cette histoire, il en dévoilera les subtilités, personnages et événements, il la conduira à la conclusion adéquate, mais pour le moment, il lui faut avant tout trouver de quelle manière débarrasser son costume de la puanteur des pâtes au tikka.

3

Shahîn Badûr Khan

Shahîn Badûr Khan baisse les yeux sur la glace de l’Antarctique. À deux mille mètres d’altitude, on dirait plutôt de la géographie, une île blanche, le Srî Lankâ parti à la dérive. Les remorqueurs de haute mer loués au golfe Persique sont les plus grands, les plus puissants et les plus récents, mais ils ressemblent à des araignées dressant le grand chapiteau d’un cirque, tirant sur les cordes de tente en fil de soie. Ils ne jouent plus qu’un rôle de supervision : le courant de la mousson du sud-ouest a pris l’iceberg en charge et l’ensemble dérive nord-nord-est de cinq milles nautiques par jour. Cette zone de l’océan, cinq cents kilomètres au sud du delta, n’a d’autres référents visuels que la glace, le ciel et le bleu foncé de la haute mer, aussi rien ne donne-t-il l’impression de mouvement. Combien de temps et avec quelle puissance ces remorqueurs doivent-ils tirer pour l’immobiliser ? se demande Shahîn Badûr Khan. Il imagine l’iceberg s’enfoncer profondément dans le Gangâsagar, l’embouchure du fleuve sacré, ses abruptes falaises de glace dressées dans les mangroves.

Rempli de politiciens bengalis accompagnés de leurs invités diplomatiques du Bhârat voisin et autrefois rival, l’avion à réacteurs basculants des États du Bengale tangue dans le microclimat froid qui monte en spirale de la glace flottante. Shahîn Badûr Khan remarque les crevasses et ravines qui en sillonnent et strient la surface. De l’eau de torrent renvoie la lumière du soleil, la fonte a creusé de véritables canyons dans les parois de glace et de spectaculaires chutes d’eau tombent en arcs de cercle des bords en à-pic de l’iceberg.

« Il ne cesse de changer, affirme de l’autre côté de l’allée centrale l’enthousiaste climatologue bangladais. Au fur et à mesure qu’il perd de la masse, son centre de gravité se déplace. Nous devons maintenir l’équilibre, un mouvement soudain pendant son approche pourrait s’avérer catastrophique.

— Inutile qu’un autre raz de marée se produise dans votre delta, dit Shahîn Badûr Khan.

— Encore faudrait-il qu’il y arrive, glisse le ministre de l’Eau et de l’Énergie du Bhârat en désignant la glace du menton. À la vitesse à laquelle il fond…

— Monsieur le ministre », se dépêche de dire Shahîn Badûr Khan, mais le climatologue officiel du Bengale saute sur l’occasion de briller.

« Tout a été planifié jusqu’au dernier gramme. Nous sommes nettement dans les paramètres du changement microclimatique », précise-t-il, le pouce et l’index joints, en dévoilant un instant sa coûteuse dentition. Impeccable. Shahîn Badûr Khan meurt de honte chaque fois qu’un de ses ministres ouvre la bouche pour laisser son ignorance se manifester en public, surtout devant les futés Bangladais. Il a compris depuis longtemps qu’en politique, il n’y avait pas besoin d’un talent, d’une intelligence ou d’une compétence extraordinaires. Les conseillers servaient à cela. L’habileté d’un homme politique consiste à leur prendre des idées et à se débrouiller pour sembler les avoir eues tout seul. Shahîn Badûr Khan déteste qu’on puisse penser qu’il n’a pas correctement briefé les personnes à sa charge. Accompagnez-les, Shah, lui avait demandé la Première ministre Sajida Rânâ. Empêchez Srînavas de passer pour un imbécile.

Le ministre bengali responsable de l’iceberg remonte pesamment l’allée centrale avec son grand sourire d’ours. Par ses sources, Shahîn Badûr Khan sait que les ministères bengalis se sont livré une guerre territoriale pour savoir de quelle compétence relevait ce morceau de dix kilomètres de la barrière de glace Amery. Les tensions entre les cocapitales peuvent toujours être exploitées dans l’intérêt du Bhârat. L’Environnement a fini par céder devant les Sciences & Techniques, avec un peu d’aide du Développement & de l’industrie pour conclure les contrats, et son ministre se tient maintenant dans l’allée, les bras sur les dossiers des sièges. Shahîn Badûr Khan sent son haleine.

« Pas mal, hein ? Et on a tout fait nous-mêmes, on n’a pas couru chez les Américains pour qu’ils nous arrangent notre approvisionnement en eau, comme les Awadhîs avec leur barrage. Mais vous savez déjà tout cela.

— Le fleuve nous unissait en un seul pays, remarque Shahîn Badûr Khan. Maintenant, on ressemble à des enfants de Mère Gangâ en train de se chamailler : l’Awadh, le Bhârat, le Bengale. La tête, les mains et les pieds.