— Il y a beaucoup d’oiseaux », constate Srînavas en regardant par le hublot. L’iceberg traîne un vague panache qui ressemble à de la fumée sortant de la cheminée d’un navire : des nuées d’oiseaux de mer, fortes de milliers d’individus qui plongent dans l’eau pêcher la sardine argentée.
« Ça prouve juste que le giratoire de courant froid fonctionne, dit le climatologue pour essayer de ne pas rester dans l’ombre de son ministre. On n’importe pas tant un iceberg qu’un écosystème complet. Certains nous suivent depuis le début, depuis l’île du Prince-Édouard.
— Le ministre est curieux de savoir quand vous comptez en voir les bénéfices », lance Shahîn Badûr Khan.
Naipaul commence à fanfaronner, à vanter l’audace et la portée du génie climatique bengali, mais son spécialiste du climat lui coupe la parole. Cette interruption impardonnable fait tiquer Shahîn Badûr Khan. Ces Bangladais n’ont-ils donc aucun sens du protocole ?
« Le climat n’est pas une vache âgée qu’on conduit où on veut, explique le climatologue, Vinayachandran. C’est une science subtile de minuscules changements et décalages qui, avec le temps, ont des conséquences immenses, énormes. Imaginez une boule de neige en train de dévaler une montagne. Une baisse de température d’un demi-degré ici, un décalage de quelques mètres de la thermocline océanique, un différentiel de pression d’un seul millibar…
— Sans aucun doute, mais le ministre se demande combien de temps il va falloir pour voir les petits effets provoqués par cette… boule de neige…, poursuit Shahîn Badûr Khan.
— Nos simulations montrent un retour aux normales climatologiques en six mois », répond Vinayachandran.
Shahîn Badûr Khan hoche la tête. Il a donné tous les indices à son ministre. À lui d’en tirer sa propre conclusion.
« Alors tout cela », dit Srînavas, ministre bhâratî de l’Eau et de l’Énergie, en montrant d’un geste la glace d’origine étrangère flottant dans le golfe du Bengale, « tout cela arrivera trop tard. Encore une mousson ratée. Peut-être que si vous faisiez fondre la glace pour nous l’envoyer par pipeline, elle pourrait servir à quelque chose. Pouvez-vous faire couler le Gangâ à l’envers ? Ça nous arrangerait peut-être.
— Il y aura un effet stabilisateur sur la mousson des cinq prochaines années, et dans toute l’Inde, insiste le ministre Naipaul.
— Monsieur le ministre, je ne sais pas pour les vôtres, mais c’est maintenant que mes concitoyens ont soif », dit V.R. Srînavas bien en face de l’objectif de la caméra des actualités, qui les dévisage comme un vulgaire garçon des rues par-dessus le dossier du premier rang. Shahîn Badûr Khan joint les mains, conscient que, du Kerala au Cachemire, cette phrase fera la une de tous les journaux du soir. Srînavas est presque aussi bouffon que Naipaul, mais on peut compter sur lui pour sortir une bonne réplique du tac au tac.
Le magnifique avion neuf et high-tech tangue à nouveau, fait pivoter ses réacteurs à l’horizontale et repart vers le Bengale.
L’aéroport de Dhâkâ n’est pas moins neuf, magnifique et high-tech, tout comme son système de contrôle du trafic aérien, installé depuis peu. Voilà pourquoi un transport diplomatique ultra-prioritaire est mis une demi-heure en attente puis stationné sur le terrain à l’opposé de l’Airbus de BhâratAir. Problème d’interface : l’ordinateur du contrôle aérien, une aeai de niveau 1, a l’intellect, l’instinct, l’autonomie et le sens moral d’un lapin, soit bien davantage, comme le fait remarquer l’un des journalistes du Bhârat Times, que l’aiguilleur du ciel moyen à Dhâkâ. Shahîn Badûr Khan dissimule un sourire, mais nul ne peut nier que les États réunis du Bengale occidental et oriental possèdent savoir-faire technologique, audace, vision d’avenir, raffinement et place dans le concert des nations… tout ce à quoi aspire le Bhârat dans les cours et avenues de Rânâpur, tout ce dont la crasse, le délabrement et la misère de Kâshî le privent.
Les voitures finissent par arriver. Shahîn Badûr Khan descend avec les politiciens sur l’aire de stationnement. La chaleur bondit du béton. L’humidité engloutit tout souvenir de glace, d’océan et de fraîcheur. Je leur souhaite bonne chance, avec leur île de glace, pense Shahîn Badûr Khan en imaginant ces persévérants ingénieurs bangladais escalader l’iceberg d’Amery protégés du froid par leurs parkas à capuche bordée de fourrure.
Assis à l’avant de l’automobile du ministre Srînavas, Shahîn Badûr Khan se glisse son hoek derrière l’oreille. Taxiways, avions, passerelles d’embarquement, transports de bagages fusionnent avec l’interface de son système de bureau. L’aeai a séparé le bon grain de l’ivraie dans son courrier, mais il reste quand même cinquante messages requérant l’attention du chef de cabinet de Sajida Rânâ. D’une pichenette, il approuve un rapport sur le problème de la préparation du Bhârat au combat militaire, refuse un communiqué de presse sur les nouvelles restrictions d’eau, reporte une demande de vidéoconférence par N.K. Jîvanjî. Ses mains bougent comme les mûdras d’un gracieux danseur de kathak. Une flexion du doigt : Shahîn Badûr Khan fait surgir le bloc-notes de nulle part. Me tenir au courant pour le rond-point Sarkhand, écrit-il en hindî virtuel sur le flanc d’un Airbus d’Air Bengal. J’ai un pressentiment à ce sujet.
Shahîn Badûr Khan est né à Kâshî, il y vit et il suppose qu’il y rendra son dernier souffle, mais il ne comprend toujours pas la passion et le courroux qu’imposent les dieux dépenaillés de l’hindouisme. Il admire la discipline et l’ascétisme de cette religion, mais ses dieux lui semblent promettre une bien piètre sécurité. Chaque jour, dans l’automobile officielle qui le conduit à la Bhârat Sabhâ, il passe en trombe devant un petit abri en plastique au coin de Lady Castelreagh Road, où un sâdhu garde depuis quinze ans le bras gauche en l’air. Shahîn Badûr Khan pense que l’homme ne pourrait plus baisser cette petite branche d’os, de tendons et de muscles atrophiés même si son dieu l’avait voulu. Shahîn Badûr Khan n’est pas quelqu’un d’ouvertement religieux, mais ces statues criardes, cinématographiques, encombrées de bras, de symboles, d’un véhicule, d’attributs et de soutiens, comme s’il avait absolument fallu au sculpteur représenter tous les détails théologiques, heurtent son sens esthétique. Son école de l’Islam est raffinée, extrêmement civilisée, extatique et mystique. Elle n’est pas peinte en rose fluo. Elle n’agite pas son pénis en public. Et pourtant, tous les matins, des milliers de personnes descendent les ghâts sous les balcons de sa havelî pour laver leurs péchés dans les flots flétris de Gangâ. Des veuves dépensent leurs dernières roupies pour que leur époux puisse être incinéré près des eaux sacrées et accéder au paradis. Tous les ans, des jeunes hommes se font broyer en tombant sous les énormes chariots du Râthayâtra de Purî… beaucoup moins que par l’heure de pointe à Purî, toutefois. Des bataillons de jeunes gens prennent d’assaut les mosquées qu’ils réduisent à mains nues en un amas de décombres parce qu’elles profanent l’honneur du seigneur Râma, et pourtant cet homme est assis sur le trottoir, le bras levé comme un mât. Et à un carrefour de New Sârnâth, une statue en béton taché de Hanumân qui n’a pas dix ans doit être déplacée, paraît-il, pour céder la place à une nouvelle station de métro, aussi des gangs d’adolescents en chemise et dhotî blanches donnent-ils des coups de poing en l’air, tapent-ils sur des tambours ou sur des gongs. Cela va faire des morts, pense Shahîn Badûr Khan. Par l’effet boule de neige des petites choses. N.K. Jîvanjî et son parti fondamentaliste hindou, le Shivajî, vont en profiter jusqu’à plus soif.