Il y a aussi du désordre à l’accueil des VIP. Il semble qu’on ait installé deux groupes très importants dans la classe affaires du BH137. Shahîn Badûr Khan ne voit d’abord du problème que la cohue de reporters, de perches de prise de son et de micros volants devant le salon de la classe affaires. Le ministre Srînavas lisse sa tenue, mais ce n’est pas à lui que s’intéressent les objectifs. Brandissant ses papiers d’identité, Shahîn Badûr Khan se fraye poliment un chemin dans la foule jusqu’au comptoir.
« Un problème ?
— Ah, monsieur Khan, il semble qu’il y ait un malentendu.
— Pas du tout. Le ministre Srînavas et son entourage rentrent à Vârânacî sur ce vol. Où y aurait-il confusion ?
— Une célébrité…
— Une célébrité », répète Shahîn Badûr Khan avec un mépris qui ferait se flétrir une moisson entière.
« Russe, mannequin, précise son interlocuteur, désormais nerveux. Très connu. Pour un défilé à Vârânacî. Je m’excuse pour le malentendu, monsieur Khan. » Shahîn Badûr Khan fait déjà signe à son équipe d’approcher de la porte d’embarquement.
« Qui ? demande le ministre Srînavas en franchissant la mêlée.
— Un mannequin russe, répond Shahîn Badûr Khan de sa voix douce et précise.
— Ah ! fait le ministre en écarquillant les yeux. Youli.
— Pardon ?
— Youli, répète Srînavas en tendant le cou pour apercevoir la célébrité. Le neutre. »
Le mot fait l’effet de la cloche d’un temple. La foule s’ouvre. Shahîn Badûr Khan voit très nettement l’intérieur du salon. Ce qui le fige sur place. Il aperçoit une haute silhouette en long manteau de brocart blanc à la coupe superbe, aux motifs de grues dansant becs enchevêtrés. La silhouette lui tourne le dos, aussi Shahîn Badûr Khan ne voit-il pas son visage, mais des rondeurs de peau pâle, des longues mains qui bougent avec délicatesse, une nuque à l’élégante cambrure, un crâne chauve et lisse à la rondeur parfaite.
Le corps se tourne dans sa direction. Shahîn Badûr Khan découvre la mâchoire, le bord d’une pommette. Il laisse échapper un hoquet qui passe inaperçu dans le tumulte des journalistes. Le visage. Il ne faut pas qu’il regarde le visage, il serait perdu, damné, pétrifié. La foule remue à nouveau, se referme dans son champ de vision. Shahîn Badûr Khan reste paralysé.
« Khan. » Une voix. Son ministre. « Khan, ça ne va pas ?
— Ah, si, monsieur le ministre. Juste la tête qui tourne un peu… à cause de l’humidité.
— Oui, ces sacrés Bangladais devraient faire régler leur climatisation. »
Le sort est rompu, mais, tandis qu’il conduit son ministre sur la passerelle, Shahîn Badûr Khan sait qu’il ne connaîtra plus jamais la paix.
L’employé chargé de l’embarquement distribue à tous des cadeaux du ministre Naipaul : des bouteilles thermos portant les armoiries des États réunis du Bengale occidental et oriental. Une fois sa ceinture bouclée, alors qu’on a tiré les rideaux les séparant de la classe économique et que l’Airbus de BhâratAir avance en cahotant sur le béton inégal, Shahîn Badûr Khan ouvre celle qu’on lui a remise. Elle contient de la glace : des cubes de glacier pour le gin-fizz de Sajida Rânâ. Shahîn Badûr Khan rebouche le récipient. L’Airbus s’élance, et au moment où ses roues quittent le Bengale, Shahîn Badûr Khan presse le flacon isolant contre lui comme si le froid pouvait guérir la blessure dans son ventre. Mais elle ne peut pas. Elle ne le pourra jamais. Par le hublot, Shahîn Badûr Khan regarde la terre de plus en plus grise à mesure que l’appareil s’éloigne vers l’ouest, vers le Bhârat. Il voit le dôme blanc d’un crâne, la courbure d’un cou, d’adorables mains pâles à l’élégance de minarets, des pommettes comme de l’architecture qui se tournent vers lui. Des grues en train de danser.
Il s’était si longtemps cru en sécurité. Pur. Shahîn Badûr Khan serre son morceau de glacier contre lui, les yeux fermés en une prière muette, le cœur illuminé d’extase.
4
Nadja
Lâl Darfan, star du soap le plus regardé, accorde ses interviews dans le haudâ d’un dirigeable en forme d’éléphant qui survole le versant sud de l’Himâlaya népalais. Vêtu d’une très belle chemise et d’un pantalon ample, il prend appui sur le traversin d’un divan. Dans son dos, des nuages d’altitude zèbrent le ciel de leurs banderoles. Les sommets des montagnes dressent une frontière blanche déchiquetée sur laquelle vient buter le regard. Des glands garnissent la frange du haudâ, qui ondule dans le vent. Debout près de la tête du divan, un paon tient compagnie à Lâl Darfan, cupidon dans le plus important et le meilleur des soaps d’Indiapendent Productions : Town and Country. Il nourrit l’animal avec des fragments de galettes de riz. Lâl Darfan suit un régime pauvre en matières grasses. Les magazines people chati ne parlent que de ça.
Quelle brillante invention que ce régime, pense Nadja Askarzadah, pour une star de soapi virtuelle. Elle inspire profondément et commence son interview.
« En Occident, on a du mal à croire à la phénoménale popularité de Town and Country. Mais ici, les gens s’intéressent peut-être autant à vous en tant qu’acteur qu’à Ved Prekash, le personnage que vous interprétez. »
Lâl Darfan sourit. Il a les dents aussi invraisemblablement et aussi merveilleusement blanches qu’on le dit dans les forums de discussion tivi.
« Et même davantage, affirme-t-il. Mais je pense que votre question est : pourquoi faut-il un acteur aeai pour interpréter un personnage aeai ? Ce sont des illusions à l’intérieur d’autres illusions, pas vrai ? »
Nadja Askarzadah, journaliste indépendante de vingt-deux ans au cœur à prendre, est arrivée au Bhârat depuis quatre semaines et vient de décrocher l’interview qui, espère-t-elle, décidera de sa carrière.
« Suspension d’incrédulité », lance-t-elle. Elle entend bourdonner les moteurs du dirigeable, situés dans chacune des pattes de l’éléphant.
« Rien de plus. Le rôle ne suffit jamais. Il faut au public le rôle derrière le rôle, que ce soit moi », Lâl Darfan approche en un geste d’autodérision ses mains du ventre qu’il va prendre, « un acteur d’Hollywood en chair et en os ou une pop star. Permettez-moi une question. Que savez-vous de, disons, une pop star occidentale comme Blóchant Matthews ? Ce que vous en voyez à la télévision, ce que vous en lisez dans les magazines spécialisés en soaps et les communautés chati. Et de Lâl Darfan, vous savez quoi ? Exactement la même chose. Ils ne sont pas davantage réels que moi à vos yeux, et ne le sont donc pas moins non plus.
— Mais les gens peuvent toujours croiser ou apercevoir une véritable célébrité à la plage ou dans un aéroport, ou encore dans une boutique…
— Vraiment ? Comment savez-vous que cela est déjà arrivé à quelqu’un ?
— Parce que je l’ai entendu dire… Ah.
— Vous voyez où je veux en venir ? Tout vous arrive par un média ou par un autre. Et, sauf votre respect, je suis une véritable célébrité, en ce sens que ma célébrité est tout à fait réelle. Je pense d’ailleurs que, de nos jours, seule la célébrité rend quelque chose réel, vous ne trouvez pas ? »
La voix de Lâl Darfan représentait un investissement d’un demi-million de personnes-heure. Calculée pour séduire, elle décrit des orbites autour de Nadja Askarzadah, elle dit : « Puis-je vous poser une question personnelle ? Une question très simple : quel est votre plus ancien souvenir ? »