Elle n’est jamais loin, cette nuit d’incendie, de fuite et de peur, comme une couche d’iridium géologique dans sa vie. Papa qui l’arrache du lit, le journal éparpillé sur le sol, la maison pleine de bruit, les lumières qui s’agitent à l’autre bout du jardin. Elle se souvient surtout de cela : les pinceaux coniques de torches qui serpentent au-dessus des bosquets de roses, qui viennent pour elle. La fuite à travers la propriété. Son père qui maudit à voix basse le moteur de l’automobile en train de tourner tourner tourner sans vouloir démarrer. Les torches électriques de plus en plus près, de plus en plus près. Son père qui jure, jure, toujours poli même quand la police vient l’arrêter.
« Je suis allongée à plat dos au fond de la voiture, répond Nadja. Il fait nuit et on traverse Kaboul à toute vitesse. C’est mon papa qui conduit, ma maman est à côté de lui, sauf que je ne les vois pas à cause du dossier des sièges. Mais je les entends parler, et ils ont l’air très loin, et ils ont allumé la radio, ils l’écoutent attentivement en attendant quelque chose, mais je n’entends pas ce qui se dit. » L’annonce de l’attaque de la maison des femmes et du lancement de mandats d’arrêt contre eux, a-t-elle appris depuis. Lorsque ce communiqué sera publié, ils savent qu’ils ne disposeront que de quelques minutes avant que la police ferme l’aéroport. « Je vois passer les lampadaires au-dessus de moi. C’est très régulier et précis, je vois la lumière apparaître, passer au-dessus de moi puis disparaître derrière le dossier de la banquette arrière.
— C’est une image forte, estime Lâl Darfan. Vous aviez quel âge, trois ou quatre ans ?
— Presque quatre.
— J’ai moi aussi un premier souvenir. C’est ce qui me permet de savoir que je ne suis pas Ved Prekash. Ved Prekash a des scripts, mais moi, je me souviens d’un châle cachemire agité par le vent. Le ciel était bleu et dégagé, et le bord du châle arrivait par le côté… Comme s’il y avait un cadre et une action hors champ. Je le revois très nettement, il claque. On m’a dit que c’était sur le toit de notre maison à Patna. Maman m’y avait monté pour me protéger des fumées d’en bas, et j’étais sur une couverture à l’ombre d’un parasol. Le châle sortait du lavage et séchait sur l’étendage, bizarrement, il était en soie. Je m’en souviens très bien. Je ne devais pas avoir plus de deux ans. Voilà. Deux souvenirs. Ah, mais me direz-vous, le vôtre est artificiel alors que le mien appartient à mon passé. Qu’en savez-vous ? Peut-être vous a-t-on raconté cette histoire que vous avez transformée en souvenir, peut-être s’agit-il d’un faux souvenir, fabriqué artificiellement et implanté dans votre mémoire. Des centaines de milliers d’Américains croient avoir été enlevés par de petits extraterrestres gris qui leur ont enfoncé des machines dans le rectum : pur fantasme, et souvenirs incontestablement faux du premier au dernier, mais cela rend-il ces gens moins véritables ? De toute manière, de quoi sont faits nos souvenirs ? De répartitions de charges dans des molécules protéiniques. Nous ne sommes guère différents sur ce point, je pense. Ce dirigeable, ce stupide gadget en forme d’éléphant que je me suis fait construire, l’idée que nous survolons le Népal, ce n’est pour vous qu’une certaine répartition de charges électriques dans des molécules protéiniques. Comme tout le reste, d’ailleurs. Vous appelez cela illusion, je l’appellerai composantes fondamentales de mon univers. J’imagine que je le vois d’une manière très différente de la vôtre, comment le saurais-je ? Comment savoir que ce que je vois vert a le même aspect pour vous ? Nous sommes tous prisonniers de nos petites boîtes de moi, Nadja, qu’elles soient en os ou en plastique, et aucun de nous n’en sort jamais. Qui de nous peut se fier à ce qu’il croit se rappeler ? »
Moi, l’ordinateur, pense Nadja Askarzadah. Je suis obligée de m’y fier, parce que tout ce que je suis provient de ces souvenirs. Si je me trouve là, à discuter dans cette ridicule villégiature de réalité virtuelle avec une star de soap tivi qui s’imagine importante, c’est à cause de ces souvenirs de lumières qui bougent.
« Mais dans ce cas, vous, en tant que Lâl Darfan, jouez un jeu dangereux, non ? Je veux dire, les lois Hamilton sur l’Intelligence Artificielle…
— Les flics Krishna ? Les hîjrâs de McAuley, réplique Lâl Darfan d’un ton venimeux.
— Je veux dire que pour vous, affirmer avoir conscience de votre existence… être doué de raison, comme vous semblez le faire… revient à signer votre arrêt de mort.
— Je ne me suis jamais dit doué de raison, ou doté d’une conscience, quoi que cela puisse être. Je suis une aeai de niveau 2,8 et très bien faite. J’affirme seulement être réel, tout autant que vous.
— Vous ne pourriez donc pas réussir le test de Turing ?
— Je ne devrais pas le passer. Ne voudrais pas le passer. Qu’est-ce qu’il prouve, de toute manière ? Tenez, je vais vous en faire passer un. Disposition classique, deux pièces verrouillées et un badmash avec un écran texte à l’ancienne. On vous met dans une pièce, et Satnam des relations publiques dans l’autre… je suppose que c’est lui qui vous fait visiter, ils lui donnent toujours les filles. Il est un peu entiché de lui-même. Le badmash avec l’écran tape les questions, vous tapez vos réponses. Classique. Satnam a pour mission de convaincre le badmash qu’il est une femme, et il peut mentir, tricher, dire tout ce qu’il veut pour le prouver. Je pense que vous voyez qu’il n’aura pas trop de mal. Cela fait-il de lui une femme ? Je ne le pense pas, et Satnam ne le pense certainement pas non plus. Quelle différence quand un ordinateur se fait passer pour un être doué de raison ? La simulation d’une chose est-elle cette chose elle-même, ou existe-t-il je ne sais quoi d’unique dans l’intelligence qui en fait la seule chose impossible à simuler ? Et qu’est-ce que tout cela prouve ? Juste une chose sur la nature du test de Turing en tant que test, et sur le danger de se fier à une information minimale. N’importe quelle aeai assez intelligente pour réussir au test de Turing l’est suffisamment pour savoir de quelle manière le rater. »
Nadja Askarzadah lève les mains, feignant la reddition.
« Je vais vous dire un truc que j’aime bien chez vous, reprend Lâl Darfan. Au moins, vous ne passez pas une heure à me poser des questions stupides sur Ved Prekash comme si c’était lui la vraie star. Ce qui me fait penser qu’on m’attend au maquillage…
— Oh, désolée, et merci », dit Nadja Askarzadah en essayant de se comporter en journaleuse exubérante alors qu’en vérité, elle se réjouit d’être sortie de l’espace mental de la pédante créature. L’entretien léger, vaporeux, soapi qu’elle visait s’est transformé en phénoménologie existentielle assaisonnée de post-mod rétro. Elle se demande ce qu’en dira son rédac-chef, sans parler des passagers du vol de nuit TransAm Chicago-Cincinnati quand ils sortiront leur magazine de bord de la poche au dos du siège devant eux. Lâl Darfan rayonne simplement d’un air béat tandis que sa chambre d’audience se désagrège autour de lui jusqu’à ne plus laisser apparaître qu’un vrai sourire à la Lewis Carroll, sourire qui se fond dans le ciel himalayen, ciel qui se lève comme un rideau au fond de la tête de Nadja. La jeune femme se retrouve dans la ferme de rendu, assise dans l’instable fauteuil pivotant, face à une perspective de cylindres de processeurs protéiniques empilés : des cerveaux embouteillés dans des flacons, comme en science-fiction.
« Il est plutôt convaincant, pas vrai ? » L’après-rasage de Satnam-entiché-de-lui-même est un rien appuyé. Nadja ôte le lighthoek, encore un peu embrouillée après cette immersion totale dans l’interview.