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— Tu crois que je me trompe, n’est-ce pas ? Tu es persuadée que je ne réussirai pas et que…

Cela suffisait à lui mettre la sueur aux tempes et au-dessus de la lèvre.

— Calme-toi ! Le docteur va venir et…

C’était l’heure, en effet. Maigret ne l’avait pas revu depuis les scènes de la veille et l’idée de cette entrevue chassa pour un instant ses préoccupations.

— Tu me laisseras seul avec lui.

— Et nous partirons chez Leduc ?

— Nous ne partirons pas… Voilà sa voiture qui stoppe… Laisse-moi…

D’habitude, le docteur Rivaud montait les marches trois à trois, mais, ce matin-là, il fit une entrée plus digne, esquissa un salut à l’adresse de Mme Maigret qui sortait, posa sa trousse sur la table de nuit, sans mot dire.

La visite du matin se déroulait toujours de la même manière. Maigret mettait le thermomètre dans la bouche pendant que le chirurgien lui retirait son pansement.

Il en fut comme les jours précédents et c’est dans cette attitude qu’eut lieu leur conversation.

— Bien entendu, commença le docteur, je ferai jusqu’au bout mon devoir envers le blessé que vous êtes. Je vous demande seulement de considérer que, dès maintenant, nos rapports devront se borner là. Vous voudrez bien noter, en outre, qu’étant donné que vous n’avez aucun caractère officiel, je vous interdis d’inquiéter les membres de ma famille.

Cela sentait la phrase préparée. Maigret ne broncha pas. Il avait le torse nu. On lui prenait le thermomètre des lèvres et il entendit grommeler :

— Encore 38 degrés !

C’était beaucoup, il le savait. Le docteur fronçait les sourcils et, en évitant de le regarder, poursuivait :

— Sans votre attitude d’hier, je vous dirais, en médecin, que le mieux que vous ayez à faire est d’achever votre convalescence dans un endroit tranquille. Mais ce conseil pourrait être interprété autrement et… Est-ce que je vous fais mal ?

Car, tout en parlant, il sondait la blessure, où subsistaient des points d’infection.

— Non… Continuez…

Mais Rivaud n’avait plus rien à dire. La fin de la consultation se déroula dans le silence et c’est dans le silence aussi que le chirurgien rangea sa trousse, se lava les mains.

Au moment de sortir, seulement, il regarda à nouveau Maigret en face.

Était-ce un regard de médecin ? Était-ce le regard du beau-frère de Françoise, du mari de l’étrange Mme Rivaud ?

En tout cas, c’était un regard où il y avait de l’inquiétude. Avant de sortir, il faillit parler. Il préféra se taire et, dans l’escalier seulement, il y eut des chuchotements entre lui et Mme Maigret.

Le plus grave, c’est que le commissaire, maintenant, se souvenait de tous les détails de son rêve. Et il sentait d’autres avertissements. Tout à l’heure, il n’avait rien dit, mais l’auscultation avait été beaucoup plus douloureuse que la veille, ce qui était mauvais signe. Mauvais signe aussi cette fièvre persistante !

Au point qu’après avoir pris sa pipe sur la table de nuit, il la repoussa.

Sa femme entra en soupirant.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Il ne veut rien dire ! C’est moi qui l’ai questionné. Il paraît qu’il t’a conseillé le repos complet.

— Où en est l’enquête officielle ?

Mme Maigret s’assit, résignée. Mais tout disait nettement qu’elle désapprouvait son mari, qu’elle ne partageait pas son entêtement, ni sa confiance.

— L’autopsie ?

— À quelques heures près, l’homme doit être mort après t’avoir attaqué.

— On n’a toujours pas trouvé l’arme ?

— Rien ! La photographie du cadavre est reproduite ce matin par tous les journaux, car personne ne le connaît. Même les journaux de Paris la publient.

— Montre…

Et Maigret prenait le journal avec une certaine émotion. En regardant la photographie, il avait l’impression qu’il était, en somme, le seul à connaître le mort.

Il ne l’avait pas vu. Mais ils avaient vécu une nuit ensemble. Il se souvenait du sommeil agité – était-ce vraiment du sommeil ! – de son compagnon de couchette, des soupirs, des espèces de sanglots qui éclataient soudain…

Puis des deux jambes qui pendaient, des souliers vernis, des chaussettes tricotées à la main…

La photographie était horrible, comme toutes les photographies de cadavres auxquels on essaie de rendre les apparences de la vie pour faciliter l’identification.

Un visage terne. Des yeux vitreux. Et Maigret n’était pas étonné de voir les joues envahies de barbe grise.

Pourquoi avait-il eu cette pensée, déjà dans le compartiment du train ? Il n’avait jamais imaginé son compagnon qu’avec une barbe grise !

Et il en avait une, ou plutôt des poils de trois centimètres qui poussaient partout sur le visage.

— Au fond, cette affaire ne te regarde pas !

Sa femme revenait à la charge, avec douceur, en s’excusant. Elle était navrée de l’état de santé de Maigret. Elle le regardait comme on regarde un être gravement atteint.

— J’ai écouté parler les gens, hier soir, au restaurant. Ils sont tous contre toi. Tu peux les questionner : personne ne te dira ce qu’il sait. Dans ces conditions…

— Veux-tu prendre un papier et une plume ?

Il dicta un télégramme pour un vieux camarade qu’il avait à la Sûreté d’Alger.

Prière câbler urgence Bergerac tous renseignements concernant stage Docteur Rivaud, hôpital d’Alger, il y a cinq ans, merci, cordialités. Maigret.

Le visage de sa femme était éloquent. Elle écrivait. Mais elle ne croyait pas en cette enquête. Elle n’avait pas la foi.

Et il le sentait. Il enrageait. Il permettait le scepticisme chez d’autres. Chez sa femme, il lui était insupportable ! Si bien qu’il s’emporta, ou plutôt fut mordant.

— Voilà ! Inutile que tu corriges, ni que tu donnes ton avis ! Expédie ce télégramme ! Renseigne-toi sur les progrès de l’enquête ! Je ferai le reste.

Elle le regarda comme pour lui demander de faire la paix, mais il était déjà trop avant dans la colère.

— Je te demanderai en outre de garder désormais tes opinions pour toi ! Autrement dit, inutile de faire des confidences au docteur, à Leduc, ou à n’importe quel imbécile !

Il se tourna de l’autre côté, si lourdement, si maladroitement, que cela lui rappela le phoque de la nuit.

Il écrivait de la main gauche, ce qui rendait les caractères encore plus gras que d’habitude. Il respirait bruyamment, parce que sa pose était inconfortable. Deux gamins jouaient aux billes sur la place, juste au-dessous des fenêtres, et dix fois il faillit leur crier de se taire.

Premier crime : la belle-fille du fermier du Moulin-Neuf est assaillie sur le chemin, étranglée, puis une longue aiguille est enfoncée dans sa poitrine et atteint le cœur.

Il soupira, nota en marge :

(Heure, lieu exact, vigueur de la victime ?)

Il ne savait rien ! Dans une enquête ordinaire, ces détails n’eussent demandé que quelques démarches. Actuellement, c’était tout un monde.

Deuxième crime : la fille du chef de gare est assaillie, étranglée et a le cœur transpercé à l’aide d’une aiguille.

Troisième crime (raté) : Rosalie est attaquée par-derrière, mais elle met l’agresseur en fuite.

(Rêve toutes les nuits et lit des romans. Déposition du fiancé.)

Quatrième crime : un homme qui descend du train en marche et que je poursuis, me blesse d’une balle à l’épaule. À noter que cela se passe, comme les trois autres événements, dans les bois du Moulin-Neuf.

Cinquième crime : l’homme est tué d’une balle dans la tête, dans les mêmes bois.