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Sixième crime (?) : Françoise est assaillie, dans les bois du Moulin-Neuf, et a le dessus sur l’agresseur.

Il froissa la feuille qu’il jeta en haussant les épaules. Il en prit une autre, traça d’une main négligente :

Duhourceau : fou ?

Rivaud : fou ?

Françoise : folle ?

Mme Rivaud : folle ?

Rosalie : folle ?

Commissaire : fou ?

Hôtelier : fou ?

Leduc : fou ?

Inconnu aux souliers vernis : fou ?

Mais au fait, pourquoi y avait-il besoin d’un fou dans l’histoire ? Maigret fronçait soudain les sourcils, évoquait ses premières heures à Bergerac.

Qui donc lui avait parlé de folie ? Qui avait insinué que les deux crimes n’avaient pu être commis que par un fou ?

Le Docteur Rivaud !

Et qui avait aussitôt approuvé, qui avait aiguillé les recherches officielles dans ce sens ?

Le procureur Duhourceau !

Et si on ne cherchait pas de fou ? Si on cherchait tout simplement une explication logique à l’enchaînement des faits ?

Par exemple, cette histoire d’aiguille plantée dans le cœur ne pouvait-elle avoir pour seul but de faire croire, précisément, au crime d’un sadique ?

Sur une autre feuille, Maigret écrivit le titre : Questions. Et il orna les caractères comme un écolier désœuvré.

1. Rosalie a-t-elle vraiment été assaillie ou ne l’a-t-elle été que dans son imagination ?

2. Françoise a-t-elle été assaillie ?

3. Si elle l’a été, est-ce par le même assassin que celui des deux premières femmes ?

4. L’homme aux chaussettes grises est-il l’assassin ?

5. Qui est l’assassin de l’assassin ?

Mme Maigret entra, ne jeta qu’un coup d’œil vers le lit, alla dans le fond de la chambre retirer son chapeau et son manteau et vint enfin s’asseoir près de son mari.

D’un geste machinal, elle lui prit les papiers et le crayon des mains, soupira :

— Dicte !

Alors, un instant, il fut partagé entre le désir de faire une nouvelle scène, de considérer cette attitude comme un défi, comme une insulte, et le besoin de rétablir l’ordre dans le ménage, de s’attendrir. Il détournait la tête, maladroit comme il l’était toujours dans ces circonstances-là. Elle parcourait des yeux les lignes qu’il avait écrites.

— Tu as une idée ?

— Rien du tout !

Il éclatait ! Non, il n’avait pas d’idée ! Non, il ne s’y retrouvait pas dans cette histoire compliquée comme à plaisir ! Il enrageait ! Il était sur le point de se laisser décourager ! Il avait envie de se reposer, de vivre les quelques jours de congé qu’il avait encore dans le petit manoir de Leduc, parmi la volaille, les bruits reposants de la ferme, l’odeur des vaches, des chevaux…

Mais il ne voulait pas reculer ! Il ne voulait pas de conseils !

Est-ce qu’elle comprenait enfin ? Est-ce qu’elle allait vraiment l’aider, au lieu de le pousser bêtement au repos ?

Voilà ce que disaient ses prunelles troubles !

Et elle répondait par un mot qu’elle n’employait pas souvent :

— Mon pauvre Maigret !

Car elle l’appelait Maigret dans certaines circonstances, quand elle reconnaissait qu’il était l’homme, le maître, la force et l’intelligence du ménage ! Elle ne le faisait peut-être pas cette fois avec beaucoup de conviction. Mais ne guettait-il pas sa réponse comme un enfant qui a besoin d’être encouragé ?

Voilà ! Maintenant, c’était passé !

— Mets-moi un troisième oreiller, veux-tu ?

Finis les bêtes attendrissements, les petites colères, les enfantillages.

— Et bourre-moi une pipe !

Les deux gamins se disputaient, sur la place. L’un d’eux recevait une gifle et s’en allait droit vers une maison basse, se mettait à pleurer au moment d’y entrer et de se plaindre à sa mère.

— En somme, il faut, avant tout, concevoir un plan de travail. Eh bien ! je crois que le mieux est de faire comme si nous ne devions plus recevoir d’éléments nouveaux ! Autrement dit, tabler sur ce que nous connaissons et essayer toutes les hypothèses jusqu’à ce que l’une d’elles rende un son pur…

— J’ai rencontré Leduc, en ville.

— Il t’a parlé ?

— Bien entendu ! dit-elle en souriant. Il a de nouveau insisté pour que je te décide à quitter Bergerac et à nous installer chez lui. Il sortait de chez le procureur.

— Tiens ! Tiens !

— Il a parlé avec volubilité, comme un homme ennuyé.

— Tu es allée à la morgue, revoir le cadavre ?

— Il n’y a pas de morgue. On l’a mis dans la chambre d’arrêt. Cinquante personnes s’entassent à la porte. J’ai attendu mon tour.

— Tu as vu les chaussettes ?

— De la belle laine. Elles ont été tricotées à la main.

— Ce qui indique un homme qui a une vie organisée ou qui, tout au moins, a une femme, une sœur ou une fille qui s’occupe de lui. Ou encore un vagabond ! Car les vagabonds reçoivent des chaussettes qui sont tricotées dans les ouvroirs par les jeunes filles de bonne famille.

— Seulement les vagabonds ne voyagent pas en couchette.

— Ni, généralement, les petits bourgeois. Moins encore les petits employés. Du moins en France. La couchette laisse supposer quelqu’un qui est habitué à faire de grands trajets. Les souliers ?…

— Il y a une marque. On vend les mêmes dans cent ou deux cents succursales.

— Le costume ?

— Un complet noir très usé, mais en bon drap, et qui a été fait sur mesure. Il a été porté trois ans, au moins, comme le pardessus.

— Le chapeau ?

— On ne l’a pas retrouvé. Le vent a dû l’emporter plus loin.

Maigret chercha dans sa mémoire, ne parvint pas à se souvenir du chapeau de l’homme du train.

— Tu n’as rien remarqué d’autre ?

— La chemise était reprisée au col et aux poignets. Du travail assez bien fait.

— Ce qui semble indiquer qu’une femme s’occupait de cet homme. Portefeuille, papiers, petits objets dans les poches ?

— Rien qu’un fume-cigarettes en ivoire, très court.

Ils parlaient tous les deux simplement, naturellement, comme deux bons collaborateurs. C’était la détente, après des heures d’énervement. Maigret fumait sa pipe à petites bouffées.

— Voilà Leduc qui arrive !

On le voyait traverser la place et sa démarche était plus désordonnée que d’habitude, son chapeau de paille un peu renversé sur la nuque. Quand il arriva sur le palier, Mme Maigret lui ouvrit la porte et il oublia de la saluer.

— Je sors de chez le procureur.

— Je sais.

— Oui… ta femme t’a dit… Je suis passé ensuite au commissariat pour m’assurer que la nouvelle était vraie. C’est quelque chose d’inouï, de renversant.

— J’écoute.

Leduc s’épongeait. Il but machinalement la moitié d’un verre de limonade préparé pour Maigret.

— Tu permets ?… C’est la première fois que cela arrive… Naturellement, on a envoyé à Paris les empreintes digitales !… On vient de recevoir la réponse… Eh bien !…

— Eh bien ?

— Notre cadavre est mort depuis des années !

— Tu dis ?

— Je dis qu’officiellement notre cadavre est cadavre depuis des années. Il s’agit d’un certain Meyer, connu sous le nom de Samuel, condamné à mort à Alger et…