Maigret s’était soulevé sur les coudes.
— Et exécuté ?
— Non ! Décédé à l’hôpital quelques jours avant son exécution !
Mme Maigret ne put s’empêcher d’esquisser un sourire attendri, un tout petit peu moqueur, devant le visage rayonnant de son mari.
Il surprit ce sourire, faillit sourire à son tour. La dignité l’emporta. Il eut le front grave qui convenait.
— Qu’est-ce qu’il avait fait, Samuel ?
— La réponse de Paris ne le dit pas. Nous n’avons reçu qu’un télégramme chiffré. Nous aurons ce soir copie de sa fiche. Il ne faut pas oublier que Bertillon reconnaît lui-même qu’il y a une chance sur cent mille, si je ne me trompe, pour que les empreintes de deux hommes se ressemblent. Rien n’empêche que nous soyons tombés sur cette exception-là…
— Le procureur tire une tête ?
— Bien entendu, il est ennuyé. Il parle maintenant de faire appel à la Brigade mobile. Mais il a peur de tomber sur des inspecteurs qui viendront prendre leurs instructions chez toi. Il m’a demandé si tu avais beaucoup d’influence dans la Maison, etc.
— Bourre-moi une pipe ! dit Maigret à sa femme.
— C’est la troisième !
— Peu importe ! Je parie que je n’ai même plus 37 de fièvre ! Samuel ! Les souliers à élastique ! Samuel est un Juif. Les Juifs ont généralement les pieds sensibles. Ils ont aussi le culte de la famille : chaussettes tricotées. Et le culte de l’économie : le complet vieux de trois ans, en drap inusable…
Il s’interrompit.
— Je plaisante, mes enfants ! Mais je puis bien vous dire la vérité ! Je viens de passer quelques vilaines heures ! Rien que de penser à ce rêve… Maintenant, du moins, le phoque – à moins que ce phoque ne soit une baleine ! – le phoque, dis-je, a démarré… Et vous verrez qu’il ira cahin-caha son petit bonhomme de chemin.
Il éclata de rire, parce que Leduc regardait Mme Maigret avec inquiétude.
VII
Samuel
Les deux nouvelles arrivèrent à peu près en même temps, dans la soirée, quelques minutes avant la visite du chirurgien. D’abord un télégramme d’Alger :
Docteur Rivaud inconnu hôpitaux. Amitiés. Martin.
Maigret en avait à peine fait sauter la bande que Leduc entrait, sans oser demander à son collègue ce qu’il lisait.
— Regarde ceci !
Il jeta les yeux sur la dépêche, hocha la tête, soupira.
— Évidemment !
Et son geste signifiait :
— Évidemment qu’il ne faut pas s’attendre à rencontrer de la simplicité dans cette affaire ! Nous trouverons à chaque pas, au contraire, des obstacles nouveaux ! Et j’ai raison de dire que le mieux à faire est de s’installer confortablement à la Ribaudière.
Mme Maigret était sortie. Malgré le crépuscule, Maigret ne pensait pas à tourner le commutateur. Les réverbères de la place étaient allumés et il aimait, à cette heure-là, retrouver leur guirlande régulière. Il savait que la maison qui s’éclairerait la première était la seconde à gauche du garage et, sous la lampe, il devinerait alors la silhouette, toujours penchée sur un ouvrage, d’une couturière.
— La police a des nouvelles aussi ! grommela Leduc.
Il était embarrassé. Il ne voulait pas avoir l’air de venir mettre Maigret au courant. Peut-être même lui avait-on demandé de le laisser dans l’ignorance des résultats de l’enquête officielle.
— Des nouvelles de Samuel ?
— Justement ! D’abord on a reçu sa fiche. Ensuite Lucas, qui a eu à s’occuper de lui jadis, a téléphoné de Paris, afin de donner des détails.
— Raconte !
— On ne sait pas exactement d’où il est. Mais on a de bonnes raisons de croire qu’il est né en Pologne ou en Yougoslavie. Quelque part par-là, en tout cas ! Un homme taciturne, qui ne mettait pas volontiers les gens au courant de ses affaires. À Alger, il avait un bureau. Devine de quoi ?
— Une spécialité terne, j’en suis sûr !
— Commerce de timbre-poste !
Et Maigret était ravi, parce que cela cadrait à merveille avec l’individu du train.
— Commerce de timbre-poste qui cachait autre chose, comme de juste ! Le plus fort, c’est que c’était si bien fait que la police ne s’est aperçue de rien et qu’il a fallu un double crime pour… Je répète grosso modo ce que Lucas a dit au téléphone. Le bureau en question était à peu près une des plus grosses usines de faux passeports et surtout de faux contrats de travail. Samuel avait des correspondants à Varsovie, à Vilna, en Silésie, à Constantinople…
La nuit, maintenant, était toute bleue. Les maisons se découpaient en blanc nacré. En bas, c’était la rumeur habituelle de l’apéritif.
— Curieux ! articula Maigret.
Mais ce qu’il trouvait curieux, ce n’était pas la profession de Samuel. C’était de voir aboutir à Bergerac des fils tendus jadis entre Varsovie et Alger !
Et surtout de retomber, en partant d’une affaire purement locale, d’un crime de petite ville, sur la pègre internationale.
Des gens comme Samuel, il en avait eu des centaines à étudier, à Paris et ailleurs, et il l’avait toujours fait avec une curiosité mêlée de gêne, pas tout à fait de répulsion, comme s’ils eussent été d’une espèce différente de l’espèce humaine ordinaire.
Des individus que l’on retrouve barmen en Scandinavie, gangsters en Amérique, tenanciers de maisons de jeu en Hollande ou ailleurs, maîtres d’hôtel ou directeurs de théâtre en Allemagne, négociants en Afrique du Nord…
C’était là, devant la place idéalement paisible de Bergerac, l’évocation d’un monde effrayant par sa force, sa multitude et par le tragique de son destin.
Le Centre et l’Est de l’Europe, depuis Budapest, jusqu’à Odessa, depuis Tallinn jusqu’à Belgrade, grouillant d’une humanité trop dense…
Des centaines de milliers de juifs affamés s’en allant chaque année dans toutes les directions : cales d’émigrants à bord des paquebots, trains de nuit, enfants sur les bras, vieux parents que l’on traîne, visages résignés, tragiques, défilant près des poteaux frontières.
Chicago compte plus de Polonais que d’Américains… La France en a absorbé des trains et des trains, et les secrétaires de mairie, dans les villages, doivent se faire épeler les noms que les habitants viennent décliner lors des naissances ou des décès…
Il y a tous ceux qui s’exilent officiellement, avec des papiers en règle.
Il y a les autres, qui n’ont pas la patience d’attendre leur tour, ou qui ne peuvent pas obtenir de visa…
Et alors, ce sont des Samuel qui interviennent ! Des Samuel qui connaissent tous les villages-réservoirs et toutes les destinations, toutes les gares frontières, tous les timbres de consulats et les signatures de fonctionnaires…
Des Samuel qui parlent dix langues et autant de dialectes…
Et qui cachent leur activité derrière un commerce prospère, autant que possible international.
Bien trouvés, les timbres-poste !
Monsieur Lévy, à Chicago,
Je vous adresse par le prochain paquebot, deux cents timbres rares, vignette orange, de Tchécoslovaquie…
Et, bien entendu, Samuel, comme la plupart de ses pareils, ne devait pas s’occuper que des hommes !
Dans les maisons spéciales de l’Amérique du Sud, ce sont les Françaises qui constituent le dessus du panier. Leurs expéditeurs travaillent à Paris, sur les grands boulevards.
Mais le gros de la troupe, la marchandise à bon marché, est fournie par l’Est de l’Europe. Des filles de la campagne qui partent là-bas à quinze ans ou à seize et en reviennent à vingt – ou n’en reviennent pas ! – après avoir gagné leur dot !