Tout cela, c’est la pâture quotidienne au Quai des Orfèvres.
Ce qui troublait Maigret, c’était la brusque irruption de ce Samuel dans l’affaire de Bergerac où il n’y avait eu jusque-là que le procureur Duhourceau, le docteur et sa femme, Françoise, Leduc, le patron de l’hôtel…
L’intrusion d’un monde nouveau, d’une atmosphère violemment différente…
Toute l’affaire, en somme, qui changeait de ton ! En face de lui, Maigret voyait une petite épicerie dont il finissait par connaître tous les bocaux. Plus loin, la pompe à essence du garage, pompe qui ne devait être là que pour garnir, car on servait toujours l’essence en bidons !
Leduc racontait :
— Encore une idée étonnante d’avoir installé l’affaire en Algérie… Samuel avait d’ailleurs une clientèle importante d’Arabes et même de nègres venus de l’intérieur…
— Son crime ?
— Deux crimes ! Deux hommes de sa race, inconnus à Alger, qu’on a retrouvés morts dans un terrain vague. Ils venaient tous les deux de Berlin. On a fait des recherches. On a appris, de fil en aiguille, qu’ils travaillaient depuis longtemps avec Samuel. L’enquête a duré des mois. On ne trouvait pas de preuves. Samuel est tombé malade et, de l’infirmerie de la prison, il a fallu le transporter à l’hôpital.
« On a à peu près reconstitué le drame : les deux associés de Berlin venant se plaindre d’irrégularités. Samuel devait être un malin qui les volait tous. De là à des menaces…
« Et notre homme les a supprimés !
« Il a été condamné à mort. Mais on n’a pas eu besoin de l’exécuter, puisqu’il est mort à l’hôpital quelques jours après le verdict…
« C’est tout ce que je sais.
Le docteur fut étonné de trouver les deux hommes dans l’obscurité et ce fut lui qui, d’un geste sec, tourna le commutateur. Puis il posa sa trousse sur la table, après un salut rapide, se débarrassa de son pardessus de demi-saison, fit couler de l’eau chaude dans le lavabo.
— Je te laisse ! dit Leduc en se levant. Je te verrai demain.
Il ne devait pas être ravi d’avoir été surpris par Rivaud dans la chambre de Maigret. Il habitait le pays, lui ! Il avait intérêt à ménager les deux camps, puisque aussi bien il existait maintenant deux camps !
— Soigne-toi bien ! Au revoir, docteur !
Et celui-ci, qui se savonnait les mains, répondit par un grognement.
— La température ?
— Couci-couça, riposta Maigret.
Il se sentait d’humeur enjouée, comme au début de l’affaire, quand c’était un si grand bonheur pour lui de se sentir encore vivant.
— La douleur ?
— Bah ! Je commence à m’habituer…
Il y avait une série de gestes quotidiens, toujours les mêmes, qui étaient devenus une sorte de rite, et cela s’accomplit une fois de plus.
Pendant ce temps, le visage de Rivaud était sans cesse très près de celui de Maigret, qui remarqua soudain :
— Vous n’avez pas le type israélite très prononcé !
Pas de réponse, mais la respiration régulière, un peu sifflante, du docteur qui sondait la blessure. Quand ce fut fini, le pansement remis en place, il déclara :
— Vous êtes désormais transportable.
— Que voulez-vous dire ?
— Que vous n’êtes plus prisonnier dans cette chambre d’hôtel. N’était-il pas question que vous alliez passer quelques jours chez votre ami Leduc ?
Un homme maître de lui, c’était un fait ! Depuis un quart d’heure au moins, Maigret le tenait sous son regard et il ne bronchait pas, esquissant les gestes délicats de sa profession sans un frémissement des doigts.
— Dorénavant, je ne viendrai que tous les deux jours et, pour les autres soins, je vous enverrai mon assistant. Vous pouvez avoir toute confiance en lui.
— Autant qu’en vous ?
Il y avait des moments – c’était rare, d’ailleurs ! – où Maigret ne pouvait s’empêcher de lancer une petite phrase de ce genre, avec un air benêt qui lui donnait tout son sel.
— Bonsoir !
Et voilà ! Il était parti ! Maigret restait à nouveau seul avec tous ses personnages dans la tête, plus le fameux Samuel qui était venu s’ajouter à la collection et qui, d’emblée, avait pris la première place.
Un Samuel qui, comme ultime originalité, avait celle, peu courante, d’être mort deux fois !
Était-ce lui, l’assassin des deux femmes, le maniaque de l’aiguille !
Dans ce cas, il y avait déjà plusieurs bizarreries, deux au moins : d’abord qu’il ait choisi Bergerac pour théâtre de ses exploits.
Les gens de cette sorte préfèrent les villes où les habitants sont plus mélangés et où, par conséquent, ils ont des chances de passer inaperçus.
Or, on n’avait jamais vu Samuel à Bergerac, ni dans tout le département, et il n’était pas homme, avec ses souliers vernis, à vivre dans les bois comme un bandit d’opérette.
Fallait-il supposer qu’il trouvait abri chez quelqu’un ? Chez le docteur ? Chez Leduc ? Chez Duhourceau ? À l’Hôtel d’Angleterre ?
Deuxièmement les crimes d’Alger étaient des crimes réfléchis, des crimes intelligents, visant à la suppression de complices devenus dangereux.
Les crimes de Bergerac, au contraire, étaient l’œuvre d’un maniaque, d’un obsédé sexuel ou d’un sadique !
Entre les premiers et les autres, Samuel était-il devenu fou ? Ou bien, pour une raison subtile, avait-il éprouvé le besoin de simuler la folie, et l’histoire de l’aiguille n’était-elle qu’un sinistre paravent ?
— Je serais curieux de savoir si Duhourceau est déjà allé en Algérie ! grommela Maigret à mi-voix.
Sa femme entrait. Elle était lasse. Elle jeta son chapeau sur la table, se laissa tomber dans la bergère.
— Quel métier tu as choisi, soupira-t-elle. Quand je pense que tu t’agites de la sorte toute ta vie…
— Du nouveau ?
— Rien d’intéressant. J’ai entendu dire qu’on avait reçu le rapport de Paris au sujet de Samuel. On garde le secret.
— Je le connais.
— Leduc ? C’est bien de sa part. Car tu n’as pas meilleure presse dans le pays. Les gens sont déroutés. Il y en a qui prétendent que l’histoire Samuel n’a rien de commun avec les crimes du fou, qu’il s’agit tout simplement d’un homme qui est venu se suicider dans les bois, et qu’un jour ou l’autre il y aura une autre femme assassinée…
— Tu t’es promenée du côté de la villa de Rivaud ?
— Oui. Je n’ai rien vu. Par contre, j’ai appris une toute petite chose qui n’a peut-être pas d’importance. À deux ou trois reprises, il est venu à la villa une femme d’un certain âge, assez vulgaire, qu’on croit être la belle-mère du docteur. Mais personne ne sait où elle habite, ni si elle vit encore. La dernière fois, c’était il y a deux ans.
— Passe-moi l’appareil téléphonique !
Et Maigret demanda le commissariat.
— C’est le secrétaire ?… Non, pas la peine de déranger le patron… Dites-moi simplement le nom de jeune fille de Mme Rivaud… Je suppose que vous n’y voyez aucun inconvénient.
Quelques instants plus tard il souriait. La main sur le micro, il dit à sa femme :
— On est allé appeler le commissaire pour savoir si l’on doit me donner le renseignement ! Ils sont embarrassés ! Ils voudraient bien refuser. Allô !… Oui… Vous dites ?… Beausoleil ?… Je vous remercie…
Et, après avoir raccroché :
— Un nom magnifique ! Et maintenant, je vais te donner un travail de bénédictin ! Tu vas prendre le bottin ! Tu feras une liste de toutes les écoles de médecine de France. Tu téléphoneras à chacune d’elles et tu demanderas s’il y a eu un diplôme décerné, voilà quelques années, à un certain Rivaud…
— Tu crois qu’il ne serait pas… Mais… mais alors, comme c’est lui qui t’a soigné…