— Ma femme va vous apporter votre chapeau et votre canne ! Vous dînez chez vous ?
Et il tendit sa main au procureur, qui n’osa pas la refuser. La porte refermée, Maigret resta immobile, le regard au plafond, et sa femme commença :
— Tu crois que… ?
— Est-ce que Rosalie travaille toujours à l’hôtel ?
— Je crois que c’est elle que j’ai rencontrée dans l’escalier.
— Tu devrais aller me la chercher.
— Les gens vont encore dire…
— Peu importe !
En attendant, Maigret se répétait :
« Duhourceau a peur ! Il a eu peur dès le début ! Peur qu’on découvre l’assassin et peur qu’on pénètre dans sa vie privée ! Rivaud aussi a peur. Mme Rivaud a peur… »
Restait à établir quel rapport ces gens pouvaient avoir avec Samuel, exportateur de pauvres diables de l’Europe centrale et spécialiste en fausses pièces officielles !
Le procureur n’était pas israélite. Rivaud l’était peut-être, mais ce n’était pas sûr.
La porte s’ouvrait. Rosalie entrait, suivie de Mme Maigret, et elle essuyait ses grosses mains rouges à son tablier de toile.
— Monsieur m’a fait appeler ?
— Oui, mon petit… Entrez… Asseyez-vous ici…
— Nous n’avons pas le droit de nous asseoir dans les chambres !
Le ton faisait présager de la suite ! Ce n’était plus la fille bavarde et familière des jours précédents. On avait dû la chapitrer, l’intimider peut-être par des menaces.
— Je voulais vous demander un simple renseignement. Vous n’avez jamais travaillé chez le procureur ?
— J’y ai travaillé deux ans !
— C’est bien ce que je pensais ! Comme cuisinière ? Comme femme de chambre ?
— Il n’a pas besoin de femme de chambre, puisque c’est un homme !
— Évidemment !… Dans ce cas, vous faisiez les gros travaux… C’est vous qui deviez cirer les parquets, prendre les poussières…
— Je faisais le ménage, quoi !
— C’est cela ! Et c’est ainsi que vous avez surpris les petits secrets de la maison ! Il y a combien d’années de ça ?
— Il y a un an que j’ai quitté la place !
— Autrement dit, vous étiez aussi belle fille qu’aujourd’hui… Mais si !…
Maigret ne riait pas. Il avait un art tout particulier pour dire ces choses avec un air de conviction admirable. Rosalie, d’ailleurs, n’était pas laide. Elle avait des formes plantureuses qui avaient déjà dû attirer bien des mains curieuses.
— Est-ce que le procureur venait vous regarder travailler ?
— Il n’aurait plus manqué que ça ! C’est moi qui l’aurais laissé traîner dans mes seaux et mes torchons !
Une chose adoucissait un peu Rosalie : c’était de voir Mme Maigret vaquer à de menus travaux de ménage. C’était elle, surtout, qu’elle regardait et à certain moment elle ne put s’empêcher de dire :
— Je vous apporterai une petite brosse… Il y en a en bas… Avec le balai, c’est trop fatigant…
— Le procureur recevait beaucoup de femmes ?
— Je ne sais pas !
— Mais si ! Répondez-moi gentiment, Rosalie ! Vous n’êtes pas seulement une belle fille, vous êtes une bonne fille, et vous vous souvenez que j’ai été le seul à vous défendre, l’autre jour, quand ils insinuaient…
— Ça ne servirait quand même à rien !
— Quoi ?
— Que je parle ! D’abord Albert – c’est mon fiancé – y perdrait son avenir, car il veut entrer dans l’administration… Puis on me ferait enfermer comme folle !… Tout ça parce que je rêve toutes les nuits et que je raconte mes rêves…
Elle s’animait. Il n’y avait plus qu’à la pousser un peu.
— Vous parliez de scandale…
— Si ce n’était que cela !
— Donc, vous me disiez que M. Duhourceau ne recevait pas de femmes ! Mais il va souvent à Bordeaux…
— Ça je m’en moque !
— Alors, le scandale…
— Tout le monde pourrait vous le raconter… Car ça s’est su… Il y a bien deux ans de ça… Un paquet est arrivé à la poste, un petit paquet recommandé qui venait de Paris… Or, quand le facteur a voulu le prendre, il s’est aperçu que l’étiquette s’était décollée… On ne savait plus pour qui c’était… Il n’y avait pas de nom d’expéditeur…
« On a attendu huit jours avant de l’ouvrir, parce qu’on espérait que quelqu’un viendrait le réclamer… Et savez-vous ce qu’on a trouvé ?…
« Des photographies !… Mais pas des photographies comme les autres… Rien que des femmes nues… Et pas seulement des femmes… Des couples…
« Alors, pendant deux ou trois jours, on s’est demandé qui recevait des choses pareilles à Bergerac… Le receveur des postes avait même appelé le commissaire…
« Eh bien ! un beau jour, on a vu passer un paquet tout pareil, emballé dans le même papier… L’étiquette était du même modèle que celle qui s’était décollée et le colis était adressé à M. Duhourceau ! Voilà !…
Maigret n’était pas étonné du tout. N’avait-il pas conclu tout à l’heure : vice solitaire ?
Ce n’était pas pour compter son argent que le vieillard s’enfermait le soir dans son bureau sombre du premier étage ! C’était pour contempler des photographies, sans doute aussi des livres libertins.
— Écoutez-moi, Rosalie ! Je vous promets de ne pas parler de vous ! Avouez que, quand vous avez appris ce que vous venez de dire, vous avez regardé dans les bibliothèques…
— Qui est-ce qui vous l’a dit ?… D’abord, celles du bas, qui ont des grillages, étaient toujours fermées… Une fois seulement j’en ai trouvé une qui avait sa clé…
— Et qu’est-ce que vous avez vu ?
— Vous le savez bien ! Même que j’en ai eu le cauchemar pendant des nuits et que je suis restée plus d’un mois à ne pas vouloir approcher d’Albert…
Hum ! Ses relations avec le blond fiancé se précisaient !
— Des livres très gros, n’est-ce pas ? Sur du beau papier, avec des gravures…
— Oui… Et d’autres… Des choses qu’on n’imagine pas…
Est-ce que c’était là tout le secret de M. Duhourceau ?
Dans ce cas, c’était pitoyable ! Un pauvre bonhomme, célibataire, isolé à Bergerac où il ne pouvait sourire à une femme sans que cela fît scandale…
Il se consolait en devenant bibliophile à sa manière, en collectionnant les estampes galantes, les photographies érotiques, les livres que les catalogues nomment aimablement « ouvrages pour connaisseurs ».
Et il avait peur…
Seulement, cette passion-là n’avait guère de rapport avec les deux femmes assassinées ni surtout avec Samuel !
À moins que Samuel ne fût son fournisseur de photos ? Oui ? Non ?… Maigret hésitait. Rosalie se balançait d’une jambe à l’autre, très rouge, étonnée elle-même d’en avoir tant dit.
— Si votre femme n’avait pas été ici, je n’aurais jamais osé…
— Est-ce que le docteur Rivaud venait souvent chez M. Duhourceau ?
— Presque jamais ! Il téléphonait !
— Personne de sa famille ?
— Sauf Mlle Françoise, qui lui a servi de secrétaire !
— Au procureur ?
— Oui ! Elle avait même apporté une petite machine à écrire qui se renfermait dans une boîte.
— Elle s’occupait des affaires judiciaires ?
— Je ne sais pas de quoi elle s’occupait, mais c’était un travail à part, qu’elle faisait dans le petit bureau qu’une tenture sépare de la bibliothèque… Une grosse tenture en velours vert…
— Et ?… commença Maigret.
— Je n’ai pas dit ça ! Je n’ai rien vu !
— Cela n’a pas continué ?
— Pendant six mois… Puis la demoiselle est allée chez sa mère, à Paris ou à Bordeaux, je ne sais pas au juste…