— En résumé, M. Duhourceau ne vous a jamais fait la cour ?
— Il aurait été bien reçu !
— Et vous ne savez rien ! Je vous remercie ! Je vous promets que vous ne serez pas inquiétée, que votre fiancé ne saura pas que vous êtes venue ici ce soir.
Quand elle fut sortie, Mme Maigret, qui avait refermé la porte, soupira :
— Si c’est pas malheureux !… Des hommes intelligents, qui occupent une pareille situation…
Elle s’étonnait toujours, Mme Maigret, quand elle découvrait quelque chose de pas joli ! Elle ne concevait même pas la possibilité d’instincts plus troubles que ses instincts de brave épouse désolée de n’avoir pas d’enfant.
— Tu crois que cette fille n’exagère pas ? Si tu veux mon avis, elle cherche à se rendre intéressante ! Elle raconterait n’importe quoi, pourvu qu’on l’écoute ! Et maintenant, je parierais qu’elle n’a jamais été attaquée…
— Moi aussi !
— C’est comme la belle-sœur du docteur… Elle n’est pas forte… On la renverserait d’une main… Et elle serait parvenue à se débarrasser de l’homme ?…
— Tu as raison !
— Je vais plus loin ! Je pense que si cela continue, dans huit jours on ne s’y reconnaîtra plus entre la vérité et le mensonge ! Ces histoires-là font travailler les cervelles ! Les gens racontent le matin, comme leur étant arrivées, des histoires qu’ils ont pensées le soir en s’endormant… Voilà déjà M. Duhourceau qui devient un vilain monsieur !… Demain, on te dira que le commissaire de police trompe sa femme et que… Mais toi ! Qu’est-ce qu’on peut bien dire sur toi ?… Car il n’y a pas de raison pour qu’on n’en parle pas… Il faudra un jour ou l’autre que je leur montre notre livret de famille si je ne veux pas passer pour ta maîtresse…
Maigret la regardait en riant avec attendrissement. Elle s’emballait. Toutes ces complications l’effrayaient.
— C’est comme ce docteur qui n’est pas docteur…
— Qui sait ?
— Comment, qui sait ? Puisque j’ai téléphoné à toutes les universités, à toutes les écoles de médecine et que…
— Donne-moi ma tisane, veux-tu ?
— Celle-là, au moins, ne te fera pas de mal, car ce n’est pas lui qui l’a ordonnée.
Tout en buvant, il gardait la main de sa femme dans la sienne. Il faisait chaud. Un filet de vapeur fusait du radiateur avec un sifflement régulier, comme un ronron de matou.
En bas, le dîner était terminé. Les parties de jacquet et de billard commençaient.
— Une bonne tisane, c’est encore ce qui…
— Oui, chérie… Une bonne tisane…
Et il lui embrassa la main, avec une tendresse qui se cachait sous des airs ironiques.
— Tu verras ! Si tout va bien, dans deux ou trois jours, nous serons chez nous…
— Et tu commenceras une nouvelle enquête !
IX
L’enlèvement de la chanteuse légère
Maigret s’amusait de l’air embarrassé de Leduc, qui grommelait :
— Qu’appelles-tu me confier une mission délicate ?
— Une mission, si tu veux, que tu es seul capable de remplir ! Allons ! Ne fais pas cette tête-là ! Il ne s’agit ni d’aller cambrioler le procureur, ni de pénétrer par escalade et effraction dans la villa des Rivaud…
Et Maigret attira à lui un journal de Bordeaux, souligna de l’ongle une petite annonce.
On recherche une dame Beausoleil, anciennement à Alger, pour héritage. S’adresser notaire Maigret, Hôtel d’Angleterre, à Bergerac. Urgent.
Leduc ne riait pas. Il regardait son collègue d’un air saumâtre.
— Tu veux que je fasse le faux notaire ?
Et il disait cela avec un tel enthousiasme à rebours que Mme Maigret, qui était au fond de la chambre, ne put s’empêcher de rire.
— Mais non ! L’annonce a paru dans une dizaine de journaux de la région bordelaise et dans les principaux quotidiens de Paris…
— Pourquoi Bordeaux ?
— Ne t’inquiète pas. Combien arrive-t-il de trains par jour à Bergerac ?
— Trois ou quatre !
— Il ne fait ni trop chaud, ni trop froid. Il ne pleut pas. Est-ce qu’il y a un bistrot devant la gare ? Oui. Voici donc la mission : te trouver sur le quai à l’arrivée de chaque train jusqu’à ce que tu aperçoives Mme Beausoleil…
— Mais je ne la connais pas !
— Moi non plus ! Je ne sais même pas si elle est grosse ou maigre. Elle doit avoir entre quarante et soixante ans. Et j’ai plutôt dans l’idée qu’elle est grasse.
— Cependant, puisque l’annonce dit de se présenter ici, je ne vois pas pourquoi je…
— Très subtil ! Seulement, moi, je prévois qu’il y aura à la gare une troisième personne, qui empêchera la dame de venir ici. Compris la mission ? Amener la dame quand même. En souplesse !
Maigret n’avait jamais vu la gare de Bergerac, mais il avait sous les yeux une carte postale qui la représentait. On distinguait le quai éclairé en plein par le soleil, le petit bureau du chef de gare, la lampisterie.
C’était assez savoureux d’imaginer le pauvre Leduc, avec son chapeau de paille, faisant les cent pas en attendant chaque train, dévisageant les voyageurs, suivant toutes les dames mûres, leur demandant au besoin si elles s’appelaient Beausoleil.
— Je compte sur toi ?
— Puisque c’est nécessaire !
Et il s’en alla, piteux. On le vit essayer le démarreur de sa voiture et, n’arrivant pas à mettre celle-ci en marche, tourner longtemps la manivelle.
Un peu plus tard, l’assistant du docteur Rivaud, qui remplaçait celui-ci auprès de Maigret, entrait dans la chambre, adressait de grands saluts à Mme Maigret, puis au commissaire.
C’était un jeune homme roux, timide, osseux, qui se heurtait à tous les meubles, s’excusait par des kyrielles de « pardon ».
— Pardon, madame… Pouvez-vous me dire où il y a de l’eau chaude ?…
Et, comme il manquait de renverser la table de nuit :
— Pardon !… Oh ! pardon…
Tout en soignant Maigret, il s’inquiétait :
— Je ne vous fais pas mal ?… Pardon… Vous ne voudriez pas vous tenir un peu plus droit ?… Pardon…
Maigret souriait en pensant à Leduc garant sa vieille Ford devant la gare.
— Le docteur Rivaud a beaucoup de travail ?
— Il est très occupé, oui ! Il est toujours très occupé.
— C’est un homme assez actif, n’est-ce pas ?
— Très actif !… Je veux dire qu’il est extraordinaire !… Pardon !… Pensez qu’il commence le matin à sept heures, par la consultation gratuite… Puis il a sa clinique… Puis à l’hôpital… Remarquez qu’il ne se fie pas à ses assistants, comme tant d’autres, et qu’il veut voir tout par lui-même…
— L’idée ne vous est jamais venue qu’il n’est peut-être pas médecin ?
L’autre faillit suffoquer, prit le parti de rire.
— Vous plaisantez ! Le docteur Rivaud n’est pas médecin : c’est un très grand médecin. Et, s’il voulait vivre à Paris, il aurait bientôt une réputation unique.
L’opinion était sincère. On sentait chez le jeune homme un enthousiasme réel, exempt d’arrière-pensées.
— Vous savez à quelle université il a fait ses études ?
— À Montpellier, je crois. Oui ! C’est bien cela… Il m’a parlé de ceux qui ont été ses professeurs, là-bas. Ensuite, il a été assistant, à Paris, du docteur Martel.
— Vous en êtes certain ?
— J’ai vu, dans son laboratoire, une photographie représentant le docteur Martel entouré de tous ses élèves.
— C’est curieux.
— Pardon ! Est-ce que, vraiment, l’idée vous est venue que le docteur Rivaud n’est pas médecin ?
— Pas spécialement…