— Je ne vois quand même pas pourquoi, moi…
— Ne craignez rien, madame… Vous allez comprendre… J’ai simplement quelques questions à vous poser et…
— Il n’y a pas d’héritage ?
— Je ne sais pas encore…
— C’est odieux ! grogna Françoise. Maman, ne réponds pas !
Elle ne tenait pas en place. Du bout des doigts, elle déchiquetait son mouchoir. Et parfois elle lançait un regard haineux à Leduc.
— Je suppose que, de votre profession, vous êtes artiste lyrique ?
Il savait que ces deux petits mots-là allaient chatouiller sa partenaire au point sensible.
— Oui, monsieur… J’ai chanté à l’Olympia au temps où…
— Je crois, en effet, me souvenir de votre nom… Beausoleil… Yvonne, n’est-ce pas ?…
— Joséphine Beausoleil !… Mais les médecins me recommandaient les pays chauds et j’ai entrepris des tournées en Italie, en Turquie, en Syrie, en Égypte…
Au temps des cafés chantants ! Il la voyait très bien, sur les petits tréteaux de ces sortes d’établissements à la mode de Paris, fréquentés par tous les gommeux et les officiers de la ville… Puis elle descendait dans la salle, faisait le tour des tables, un plateau à la main, buvait enfin le champagne avec les uns ou les autres…
— Vous avez échoué en Algérie ?
— Oui ! J’avais eu une première fille, au Caire.
Françoise était prête à piquer une crise de nerfs. Ou encore à se jeter sur Maigret !
— Père inconnu ?
— Pardon, je le connaissais très bien ! Un officier anglais attaché à…
— En Algérie, vous avez eu votre seconde fille, Françoise…
— Oui… Et cela a été la fin de ma carrière théâtrale… En effet, je suis restée assez longtemps malade… Quand j’ai été rétablie, j’avais perdu la voix…
— Et ?…
— Le père de Françoise s’est occupé de moi, jusqu’au jour où il a été rappelé en France… Car il appartenait à l’Administration des douanes…
Tout ce que Maigret avait pensé était confirmé. Maintenant, il pouvait reconstituer la vie de la mère et des deux filles à Alger : Joséphine Beausoleil, restée appétissante, avait des amis sérieux. Les filles grandissaient…
Est-ce qu’elles n’allaient pas suivre tout naturellement la même voie que leur mère ?
L’aînée avait seize ans…
— Je voulais en faire des danseuses ! Parce que la danse, c’est beaucoup moins ingrat que le chant ! Surtout à l’étranger ! Germaine a commencé à prendre des leçons avec un ancien camarade établi à Alger…
— Elle est tombée malade ?…
— Elle vous l’a dit ?… Oui, elle n’avait jamais été bien forte… Peut-être d’avoir trop voyagé quand elle était toute petite !… Car je ne voulais pas la mettre en nourrice… J’accrochais une sorte de berceau entre les filets du compartiment…
Une brave femme, en somme ! Elle était très à l’aise, maintenant ! Elle ne paraissait même pas comprendre la rage de sa fille ! Est-ce que Maigret ne lui parlait pas poliment, avec prévenance ? Et il employait un langage tout simple qu’elle comprenait !
Elle était artiste. Elle avait voyagé. Elle avait eu des amants, puis des enfants. Est-ce que ce n’était pas dans l’ordre des choses ?
— Elle a souffert de la poitrine ?
— Non ! c’était dans la tête… Elle se plaignait toujours d’avoir mal… Puis, un beau jour, elle a fait une méningite et elle a dû être transportée d’urgence à l’hôpital…
Temps d’arrêt ! Jusque-là cela avait été tout seul. Mais Joséphine Beausoleil arrivait au point critique. Elle ne savait plus ce qu’elle devait dire et elle cherchait Françoise du regard.
— Le commissaire n’a pas le droit de t’interroger, maman ! Ne réponds plus…
C’était facile à dire ! Seulement elle savait, elle, qu’il est dangereux de se mettre la police à dos. Elle aurait bien voulu contenter tout le monde.
Leduc, qui avait repris son aplomb, adressait à Maigret des œillades qui signifiaient :
— Cela avance !
— Écoutez, madame… Vous pouvez parler ou vous taire… C’est votre droit… Ce qui ne signifie pas qu’on ne vous obligera pas à parler dans un autre endroit que celui-ci… Par exemple, en Cour d’assises…
— Mais je n’ai rien fait !
— Justement ! C’est pourquoi, à mon avis, le plus sage est de parler. Quant à vous, mademoiselle Françoise…
Elle n’écoutait pas. Elle avait décroché le récepteur téléphonique. Et elle parlait d’une voix anxieuse, regardait Leduc à la dérobée, comme si elle craignait de voir celui-ci lui arracher l’appareil des mains.
— Allô !… Il est à l’hôpital ?… Peu importe !… Il faut l’appeler tout de suite… Ou plutôt, dites-lui qu’il vienne sans perdre un instant à l’Hôtel d’Angleterre… Oui !… Il comprendra… De la part de Françoise !…
Elle écouta encore un instant, raccrocha, regarda Maigret froidement, avec défi.
— Il va venir… Ne parle pas, maman…
Elle tremblait. Des perles de sueur roulaient sur son front, collaient les petits cheveux châtains des tempes.
— Vous voyez, monsieur le commissaire…
— Mademoiselle Françoise… Vous remarquerez que je ne vous ai pas empêchée de téléphoner… Au contraire !… Je cesse d’interroger votre mère… Maintenant, voulez-vous un conseil ?… Appelez également M. Duhourceau, qui est chez lui…
Elle chercha à deviner sa pensée. Elle hésita.
Elle finit par décrocher d’un geste nerveux.
— Allô !… 167, s’il vous plaît…
— Viens ici, Leduc.
Et Maigret lui chuchota quelques mots à l’oreille. Leduc parut surpris, gêné.
— Tu crois que… ?
Il se décida à partir et on le vit tourner la manivelle de sa voiture.
— Ici, c’est Françoise… Oui… Je vous téléphone de la chambre du commissaire… Ma mère est arrivée… Oui ! le commissaire demande que vous veniez… Non !… Non !… Je vous jure que non !…
Et cette cascade de « non » était prononcée avec force, avec angoisse.
— Puisque je vous dis que non !
Elle resta debout près de la table, toute raide.
Maigret, en allumant sa pipe, la regardait en souriant, tandis que Joséphine Beausoleil se mettait de la poudre.
X
Le billet
Le silence durait depuis quelques instants, quand Maigret vit Françoise sourciller en regardant vers la place, puis détourner brusquement la tête avec inquiétude.
C’était Mme Rivaud qui traversait le terre-plein, se dirigeant vers l’hôtel. Illusion d’optique ? Ou bien le fait qu’il se passait des choses graves teintait-il tout de sombre ? Toujours est-il que, vue à distance, elle faisait penser à un personnage de drame. Elle semblait poussée en avant par une force invisible à laquelle elle ne tentait pas de résister.
On distingua bientôt son visage. Il était pâle. Les cheveux étaient en désordre. Le manteau n’était pas boutonné.
— Voilà Germaine… remarqua enfin Mme Beausoleil. On a dû lui dire que je suis ici…
Mme Maigret, machinalement, alla ouvrir la porte. Et quand on vit Mme Rivaud de tout près, on comprit qu’elle vivait vraiment une heure tragique.
Pourtant elle faisait un effort pour être calme, pour sourire. Mais il y avait de l’égarement dans son regard. Ses traits avaient des frémissements soudains qu’elle ne pouvait pas réprimer.
— Excusez-moi, monsieur le commissaire… On m’a dit que ma mère et ma sœur étaient ici et…
— Qui vous a dit cela ?
— Qui ?… répéta-t-elle en tremblant.
Quelle différence entre elle et Françoise ! Mme Rivaud était la sacrifiée, la femme qui avait gardé ses allures plébéiennes et qu’on devait traiter sans le moindre égard. Sa mère elle-même la regardait avec une certaine sévérité.