Bergerac n’avait rien deviné ! Toute cette vie trouble, dramatique, s’était greffée sur sa vie de petite ville et personne ne s’en était douté.
On disait : « la villa du docteur »… « l’auto du docteur »… « la femme du docteur »… « la belle-sœur du docteur »…
Et on ne voyait que la villa jolie et proprette, l’auto de bonne marque, au capot allongé, la jeune fille sportive, aux lignes nerveuses, la femme un peu lasse…
À Bordeaux, dans quelque appartement bourgeois, Mme Beausoleil finissait péniblement une vie agitée. Elle qui avait tant eu à s’inquiéter du lendemain, elle qui avait dépendu du caprice de tant d’hommes, pouvait enfin prendre des allures de rentière !
Elle devait être considérée dans son quartier. Elle avait des habitudes. Elle payait régulièrement les fournisseurs.
Et quand ses enfants venaient la voir, c’était dans une solide voiture…
Voilà qu’elle pleurait à nouveau. Elle se mouchait, dans un mouchoir trop petit, presque tout en dentelle.
— Si vous aviez connu Françoise… Tenez ! quand elle est venue accoucher chez moi… Car c’est chez moi que cela s’est passé… On peut parler devant Germaine !… Elle le sait bien…
Mme Maigret écoutait, épouvantée. Car, pour elle, c’était la découverte d’un monde affolant.
Des voitures s’étaient rangées sous les fenêtres. Le médecin légiste était arrivé, ainsi que le juge d’instruction, le greffier, le commissaire qu’on avait enfin trouvé à la foire d’un village voisin où il voulait acheter des lapins.
On frappa à la porte. C’était Leduc, qui regarda timidement Maigret pour savoir s’il pouvait entrer.
— Laisse-nous, vieux, veux-tu ?
Il valait mieux rester dans cette atmosphère d’intimité. Pourtant, Leduc s’approcha du lit, dit à voix basse :
— Si elles veulent encore les voir tels qu’ils sont tombés…
— Mais non ! Mais non !
À quoi bon ? Mme Beausoleil attendait le départ de l’intrus. Elle avait hâte de reprendre ses confidences. Avec ce gros homme couché, qui la regardait avec bienveillance, elle se sentait en confiance.
Il la comprenait. Il ne s’étonnait pas. Il ne posait pas de questions ridicules.
— Je crois que vous parliez de Françoise…
— Oui… Eh bien ! quand l’enfant est né… Mais… Sans doute ne savez-vous pas encore tout…
— Je sais !
— C’est elle qui vous l’a dit ?
— M. Duhourceau était là !
— Oui ! Je n’ai jamais vu un homme aussi nerveux, aussi malheureux… Il disait que c’était un crime de faire des enfants, parce qu’on risque toujours de tuer la mère… Il écoutait les cris… J’avais beau lui offrir des petits verres…
— Votre appartement est grand ?
— Trois pièces…
— Il y avait une sage-femme ?
— Oui… Rivaud ne voulait pas prendre tout seul la responsabilité… Alors…
— Vous habitez vers le port ?
— Tout près du pont, dans une petite rue où…
Encore une scène que Maigret voyait comme s’il y avait assisté. Mais, en même temps, il en voyait une autre : celle qui se déroulait au même instant juste au-dessus de sa tête.
Rivaud et Françoise que le docteur, aidé des gens des pompes funèbres, séparait de force…
Le procureur devait être plus blanc que les formulaires remplis d’une main tremblante par le greffier…
Et le commissaire de police, qui, une heure plus tôt, au marché, ne s’occupait que de ses lapins !
— Quand M. Duhourceau a su que c’était une fille, il s’est mis à pleurer et, aussi vrai que je suis ici, il a mis sa tête sur ma poitrine… Même que je croyais qu’il allait se trouver mal… Moi, j’essayais de ne pas le laisser entrer, parce que…
Et elle s’arrêtait à nouveau, méfiante, regardait Maigret à la dérobée.
— Je ne suis qu’une pauvre femme qui a toujours fait son possible… Ce ne serait pas bien d’en abuser pour…
Germaine Rivaud avait cessé de gémir. Assise au bord du lit, elle regardait droit devant elle d’un air égaré.
C’était le plus dur moment à passer. On transportait les corps, étendus sur des civières, et on entendait celles-ci qui heurtaient les murs.
Et les pas lourds, prudents, des porteurs descendant marche par marche… Et une voix qui disait :
— Attention à la rampe…
Un peu plus tard, on frappait à la porte. C’était Leduc, qui sentait l’alcool, lui aussi, et qui balbutia :
— C’est fini…
En effet, dehors, une voiture démarrait.
XI
Le père
— Vous annoncerez le commissaire Maigret !
Il souriait malgré lui, parce que c’était sa première sortie et qu’il était heureux de marcher comme tout le monde ! Il en était même fier, d’une fierté d’enfant qui fait ses premiers pas !
Et pourtant il avait une démarche molle, vacillante. Le domestique ayant oublié de le faire asseoir, il dut attirer un siège à lui, car il sentait déjà une sueur inquiétante lui perler au front.
Le valet de chambre à gilet rayé ! Une tête de paysan promu à un plus haut grade et qui en ressentait un orgueil insensé !
— Si Monsieur veut se donner la peine de me suivre… M. le procureur va recevoir Monsieur tout de suite…
Le valet ne se doutait pas de ce qu’un escalier peut être pénible à gravir. Maigret tenait la rampe. Il avait chaud. Il comptait les marches… Encore huit…
— Par ici… Un instant…
Et la maison était exactement telle que Maigret l’avait imaginée ! Il était dans le fameux bureau du premier étage, qu’il avait tant de fois évoqué !
Un plafond blanc, aux lourdes solives de chêne verni. Un âtre immense. Et surtout des bibliothèques qui couvraient tous les murs…
Il n’y avait personne. On n’entendait pas les pas, dans la maison, car tous les planchers étaient garnis d’épais tapis.
Alors Maigret, malgré sa hâte d’être assis, marcha vers le bas des bibliothèques, là où un treillage métallique et un rideau vert défendaient les livres contre les regards.
Il eut de la peine à passer son doigt dans une maille du treillage. Il attira le rideau. Derrière, il n’y avait plus rien, que des rayons vides !
Et quand il se retourna, il vit M. Duhourceau qui avait assisté à cette expérience.
— Voilà deux jours que je vous attends… J’avoue…
À jurer qu’il avait maigri de dix kilos ! Ses joues étaient ravagées. Et surtout les plis de la bouche étaient deux fois plus profonds.
— Asseyez-vous, je vous en prie.
M. Duhourceau était mal à l’aise. Il n’osait pas regarder le visiteur en face. Il s’assit lui-même à sa place habituelle, devant un bureau chargé de dossiers.
Alors Maigret jugea qu’il serait plus charitable d’en finir en quelques mots. Plusieurs fois le procureur lui avait manqué. Plusieurs fois aussi il s’était vengé de lui. Maintenant, il n’était pas loin de le regretter.
Un homme de soixante-cinq ans, tout seul dans cette grande maison, tout seul dans la ville dont il était le plus haut magistrat, tout seul dans la vie…
— Je vois que vous avez brûlé vos livres.
Il n’y eut pas de réponse. Rien qu’un peu de sang rose aux pommettes du vieillard.
— Permettez-moi d’en finir d’abord avec la partie judiciaire de l’affaire… Je crois, d’ailleurs, qu’à l’heure qu’il est, tout le monde est d’accord là-dessus…
« Samuel Meyer, qui est ce que j’appellerai un aventurier bourgeois, c’est-à-dire un commerçant patenté naviguant dans les eaux défendues, a l’ambition de faire de son fils un homme important…
« Études de médecine… Le docteur Meyer devient l’assistant du professeur Martel… Tous les rêves d’avenir lui sont permis…