Le médecin regardait fixement le malade.
— En somme, vous restreignez le champ des possibilités…
— Non ! des probabilités…
— C’est égal ! Vous le restreignez, dis-je, au petit groupe que vous avez trouvé à votre réveil, après l’opération…
— Pas exactement, puisque j’oublie le greffier ! Je le restreins aux personnes qui m’ont rendu visite pendant la journée d’hier et qui ont pu laisser tomber par mégarde un billet de chemin de fer. Au fait, où étiez-vous mercredi dernier ?
— Mercredi ?
Et le docteur, confus, fouillait dans sa mémoire. C’était un homme jeune, actif, ambitieux, aux gestes nets, aux allures élégantes.
— Je crois que… Attendez… Je suis allé à La Rochelle pour…
Mais il se raidit devant le sourire amusé du commissaire.
— Dois-je considérer ceci comme un interrogatoire ? Dans ce cas, je vous préviens que…
— Calmez-vous ! Pensez que je n’ai rien à faire de toute la journée, moi qui ai l’habitude d’une vie terriblement active. Alors, j’invente de petits jeux pour moi seul. Le jeu du fou ! Rien n’empêche un médecin d’être fou, ni un fou d’être médecin. On dit même que les aliénistes sont presque tous leurs propres clients. Rien n’empêche non plus un procureur de la République de…
Et Maigret entendit son compagnon demander tout bas à sa femme :
— Il n’a rien bu ?
Le plus beau, ce fut quand le docteur Rivaud fut parti. Mme Maigret s’approcha du lit, le front lourd de reproches.
— Est-ce que tu te rends compte de ce que tu fais ?… Vrai ! je ne te comprends plus !… Tu voudrais faire croire aux gens que c’est toi qui es fou que tu ne t’y prendrais pas autrement !… Le docteur n’a rien dit… Il est trop bien élevé… Mais j’ai senti que… Qu’est-ce que tu as à sourire ainsi ?…
— Rien ! Le soleil ! Ces lignes rouges et vertes de la tapisserie… Ces femmes qui caquettent sur la place… Cette petite voiture couleur citron qui a l’air d’un gros insecte… Et ce fumet de foie gras… Seulement voilà !… Il y a un fou… Regarde la jolie fille qui passe, avec des mollets bien ronds de montagnarde… Elle a de tout petits seins en forme de poire… C’est peut-être elle que le fou…
Mme Maigret le regarda dans les yeux et elle comprit qu’il ne plaisantait plus, qu’il parlait très sérieusement, qu’il y avait de l’angoisse dans sa voix.
Il lui prit la main pour achever :
— Vois-tu, je suis persuadé que ce n’est pas fini ! Et je voudrais de toute mon âme empêcher qu’une belle fille, aujourd’hui bien vivante, passe un de ces jours sur cette place dans un corbillard, escortée par des gens en noir. Il y a un fou dans la ville, dans le soleil ! Un fou qui parle, qui rit, qui va et vient…
Et, d’une voix câline, il balbutia, les yeux mi-clos :
— Donne-moi une pipe quand même !
IV
Le rendez-vous des fous
Maigret avait choisi l’heure qu’il préférait, neuf heures du matin, à cause de la qualité rare que le soleil avait à cette heure-là et aussi du rythme de la vie qui, sur la grand-place, partant de la porte ouverte par une ménagère, du bruit des roues d’une charrette, d’un volet brusquement écarté, allait en s’amplifiant jusqu’à midi.
De sa fenêtre, il pouvait voir sur un platane une des affiches qu’il avait fait poser par toute la ville.
Mercredi, à neuf heures, Hôtel d’Angleterre, le commissaire Maigret remettra une prime de cent francs à toute personne lui apportant un renseignement sur les agressions de Bergerac, qui paraissent être l’œuvre d’un fou.
— Est-ce que je dois rester dans la chambre ? questionnait Mme Maigret qui, même à l’hôtel, trouvait le moyen de travailler presque autant que dans son ménage.
— Tu peux rester !
— Je n’y tiens pas ! D’ailleurs, il ne viendra personne.
Maigret souriait. Il n’était que huit heures et demie et, tout en allumant sa pipe, il murmura en tendant l’oreille à un bruit de moteur :
— En voilà déjà un !
C’était le bruit familier de la vieille Ford qu’on reconnaissait dès qu’elle s’engageait dans la montée du pont.
— Pourquoi Leduc n’est-il pas venu hier ?
— Nous avons échangé quelques paroles. Nous n’avons pas tout à fait les mêmes idées sur le fou de Bergerac. N’empêche qu’il sera ici tout à l’heure !…
— Le fou ?
— Leduc… Le fou aussi !… Et peut-être même plusieurs fous !… C’est pour ainsi dire mathématique… Une annonce comme celle-là exerce une attirance irrésistible sur tous les détraqués, les imaginatifs, les grands nerveux, les épileptiques… Entre, Leduc !
Leduc n’avait même pas eu le temps de frapper à la porte. Il montra un visage un peu confus.
— Tu n’as pas pu venir hier ?
— Justement ! Je te prie de m’excuser… Bonjour, madame Maigret… J’ai été obligé d’aller chercher le plombier, à cause d’une conduite d’eau crevée… Ça va mieux ?
— Ça va !… Toujours le dos raide comme un cercueil, mais à part ça… Tu as vu mon affiche ?…
— Quelle affiche ?
Il mentait. Maigret faillit le lui dire. Mais, en fin de compte, il n’eut pas cette cruauté.
— Assieds-toi ! Donne ton chapeau à ma femme. Dans quelques minutes, nous allons recevoir du monde. Et, entre autres, je mettrais ma main à couper que le fou sera ici.
On frappait à la porte. Pourtant, personne n’avait traversé la place. L’instant d’après, le patron de l’hôtel entrait.
— Excusez-moi… Je ne savais pas que vous aviez une visite… C’est à propos de l’affiche…
— Vous avez quelque chose à m’apprendre ?
— Moi ?… Non !… À quoi pensez-vous !… Si j’avais eu quelque chose à dire, je l’aurais déjà dit… Je voulais seulement savoir si on doit laisser monter tous ceux qui se présenteront…
— Mais oui ! Mais oui !
Et Maigret le regardait à travers ses cils mi-clos. Cela devenait une manie, chez lui, de faire ainsi de petits yeux.
Ou peut-être cela tenait-il à ce qu’il vivait obstinément dans un rayon de soleil ?
— Vous pouvez nous laisser.
Et aussitôt, à Leduc :
— Un curieux homme aussi ! Puissant, sanguin, fort comme un arbre, avec une peau rose qui semble toujours sur le point d’éclater…
— C’est un ancien garçon de ferme des environs, qui a commencé par épouser sa patronne. Il avait vingt ans et elle quarante-cinq…
— Et depuis lors ?
— C’est son troisième mariage ! Une fatalité ! Elles meurent toutes…
— Il reviendra tout à l’heure.
— Pourquoi ?
— Ça, je n’en sais rien ! Mais il reviendra, quand tout le monde sera ici. Il trouvera un prétexte. À ce moment, le procureur doit sortir de chez lui, déjà vêtu de sa jaquette. Quant au docteur, je parierais qu’il galope à travers les salles pour expédier en cinq sec sa consultation du matin.
Maigret n’avait pas fini sa phrase qu’on voyait M. Duhourceau déboucher d’une rue et traverser la place à pas pressés.
— Et de trois !
— Comment, trois ?
— Le procureur, le patron et toi.
— Encore ? Écoute, Maigret…
— Chut ! Va ouvrir la porte à M. Duhourceau qui hésite à frapper…
— Je reviendrai dans une heure ! annonça Mme Maigret, qui avait mis son chapeau.
Le procureur la salua cérémonieusement, serra la main du commissaire sans le regarder en face.
— On m’a mis au courant de votre expérience. J’ai tenu à vous voir auparavant. Tout d’abord, il est bien entendu que vous agissez à titre privé. Malgré cela, j’aurais aimé être consulté, étant donné qu’il y a une instruction en cours…