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C’était la fois où il avait reçu une blessure qui l’avait laissé béant et perdant son sang comme une outre crevée. Une discussion s’était élevée tout à coup dans une compagnie de Frères-de-la-Côte sur une question de conduite à tenir, question compliquée de jalousies personnelles, dont il était aussi innocent qu’un enfant à naître. Il ne sut jamais qui lui avait porté l’estafilade. Un autre Frère, un de ses camarades, un jeune Anglais, était intervenu précipitamment dans la bagarre, l’avait tiré de là, et il ne s’était plus rien rappelé pendant des jours. Quand il regardait encore maintenant la cicatrice, il ne comprenait pas comment il avait pu en réchapper. Cette aventure, avec sa blessure et une pénible convalescence, était la première chose qui lui eût quelque peu assagi le caractère. Bien des années plus tard, ses idées sur la légalité s’étant modifiées, il servait comme quartier-maître à bord de l’Hirondelle [32], un corsaire relativement respectable, quand il aperçut son coffre dans l’endroit le plus inattendu, à Port-Louis [33] au fond d’une obscure petite tanière baptisée boutique, et tenue par un Hindou solitaire. L’heure était tardive, la petite rue déserte, et Peyrol entra réclamer son bien, loyalement, un dollar [34] d’une main, un pistolet de l’autre: l’Hindou le supplia servilement d’emporter l’objet. Il chargea le coffre vide sur son épaule, et le même soir le corsaire prit la mer: alors seulement il put s’assurer qu’il ne s’était pas trompé, car peu après l’avoir eu pour la première fois, il avait, à titre d’amusement lugubre, gravé à l’intérieur du couvercle, de la pointe de son couteau, le grossier dessin d’un crâne et de deux os entrecroisés qu’il avait ensuite badigeonné en rouge avec de la laque de Chine. Le dessin s’y trouvait tout entier, aussi frais que jamais.

Dans cette mansarde tout inondée de lumière de la ferme d’Escampobar, le Peyrol aux cheveux gris ouvrit son coffre; il en retira tout le contenu, qu’il déposa soigneusement sur le plancher, et il étala son trésor, poches en dessous, à plat sur le fond qui en fut exactement recouvert. Puis, s’affairant à genoux, il remit tout en place: une veste ou deux, une vareuse de drap fin, le reste d’un coupon de mousseline de Madapolam [35], dont il n’avait que faire, et bon nombre de belles chemises blanches. Personne n’oserait venir fourrager dans son coffre, pensait-il, avec l’assurance de quelqu’un qui, dans son temps, a su inspirer la crainte. Alors il se releva et, parcourant la pièce du regard tout en étirant ses bras puissants, il cessa de penser à son trésor, à l’avenir et même au lendemain, pénétré soudain de la conviction qu’il serait décidément fort bien dans cette chambre.

IV

Devant un minuscule fragment de miroir suspendu au montant de la fenêtre de l’est, Peyrol se rasait avec son inusable rasoir anglais, car ce jour-là était un dimanche. Les années de bouleversements politiques, qui avaient abouti à la proclamation de Napoléon comme consul à vie, n’avaient guère laissé de traces sur Peyrol, si ce n’est que sa puissante et épaisse tignasse était devenue presque blanche. Ayant soigneusement rangé son rasoir, Peyrol introduisit ses pieds recouverts de chaussettes dans une paire de sabots de la meilleure qualité et descendit bruyamment l’escalier. Sa culotte de drap brun n’était pas attachée aux genoux et il avait les manches de sa chemise relevées jusqu’aux épaules. Ce flibustier devenu campagnard était à présent tout à fait à son aise dans cette ferme qui, comme un phare, commandait la vue de deux rades et de la haute mer. Il traversa la cuisine. Elle avait le même aspect que le premier jour où il l’avait vue: le soleil faisait étinceler les dalles: au mur, la batterie de cuisine brillait de tous ses cuivres; au milieu, la table soigneusement frottée était d’une blancheur de neige; seul le profil de la vieille, la tante Catherine, était devenu peut-être un peu plus anguleux. La poule qui, sur le seuil de la porte, tournait prétentieusement le cou, aurait pu être restée plantée là depuis huit ans. Peyrol la chassa d’un murmure et alla dans la cour se laver à grande eau à la pompe. En rentrant, il avait l’air si frais et si vigoureux que la vieille Catherine, de sa voix ténue, lui fit compliment de sa «bonne mine». Les manières avaient changé: elle ne l’appelait plus citoyen, mais Monsieur Peyrol. Il lui répondit immédiatement que si elle avait le cœur libre, il était prêt à la conduire sur-le-champ à l’autel. C’était là une plaisanterie si usée que Catherine ne la releva en aucune manière, mais elle le suivit des yeux tandis qu’il traversait la cuisine pour passer dans la salle fraîche dont on venait de laver les chaises et les tables et où il n’y avait âme qui vive. Peyrol ne fit que traverser la pièce pour gagner le devant de la maison, et laissa ouverte la porte d’entrée. Au bruit des sabots, un jeune homme assis dehors sur un banc tourna la tête et lui fit un signe nonchalant. Il avait le visage assez allongé, hâlé et lisse, le nez légèrement incurvé, le menton très bien dessiné. Il portait une vareuse bleu foncé d’officier de marine, ouverte sur une chemise blanche et un nœud coulant de foulard noir à longues pointes. Une culotte blanche, des bas blancs, et des souliers noirs à boucles d’acier complétaient son costume. Une épée à poignée de cuivre, dans un fourreau noir accroché à un ceinturon, était posée à terre près de lui. Peyrol, dont le visage rouge luisait sous les cheveux blancs, s’assit sur le banc à quelque distance du jeune homme. Devant la maison, le terrain rocailleux, nivelé sur une petite étendue, s’inclinait ensuite vers la mer par une pente qu’encadraient les éminences formées par deux collines dénudées. Le vieux forban [36] et le jeune officier, les bras croisés sur la poitrine, regardaient dans le vague, sans échanger la moindre parole, comme deux intimes ou comme deux étrangers. Ils ne firent pas même un mouvement en voyant apparaître à la barrière de la cour le maître de la ferme d’Escampobar, qui, une fourche à fumier sur l’épaule, commençait à traverser le bout de terrain plat. Avec ses mains noires, ses manches de chemise relevées, sa fourche sur l’épaule, toute son allure de travailleur en semaine avait, ce dimanche, un air de manifestation; mais le patriote, dans la fraîche lumière du jeune matin, traînait ses sabots crasseux avec un air de lassitude qu’on n’aurait pas vu chez un vrai travailleur de la terre à la fin d’une journée de labeur. Il n’y avait pourtant rien de débile dans sa personne. Son visage ovale aux pommettes rondes n’avait pas une ride, si ce n’est au coin de ses yeux taillés en amande, ces yeux brillants de visionnaire, qui n’avaient pas changé depuis le jour où le vieux Peyrol en avait croisé le regard pour la première fois. Quelques poils blancs dans sa chevelure hirsute et dans sa barbe maigre marquaient seuls la trace des ans: encore fallait-il y regarder de près. On eût dit que, parmi les immuables rochers qui formaient l’extrémité de la presqu’île, le temps était resté immobile et inerte tandis que, sur cette extrême pointe méridionale de la France, les quelques êtres perchés là n’avaient cessé de vaquer à leur labeur et d’arracher le pain et le vin à une terre marâtre.

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[32] D’après les recherches menées par Gerald Morgan et dont les résultats nous ont été obligeamment communiqués par Pierre Lefranc, ce corsaire français correspondrait à l’Émilie, dont l’existence est attestée en 1797.

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[33] Port-Louis est la plus grande ville de l’île Maurice, où Conrad avait séjourné en 1888 et où la population comprend une forte proportion d’Indiens.

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[34] On voit mal comment Peyrol pouvait disposer de dollars avant l’époque de la Révolution française, cette devise ayant été répandue aux États-Unis en 1794, en Orient à partir de 1873.

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[35] Faubourg de la ville de Narasapur (État de Madras en Inde); il a donné son nom (mais en français seulement) au tissu de coton qu’on y fabriquait dans les débuts de la Compagnie des Indes orientales.

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[36] C’est encore le mot rover qu’on trouve ici; le contexte invitait cette fois à le traduire par «forban».