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Le maître de la ferme passa devant les deux hommes sans cesser de regarder droit devant lui, et se dirigea vers la porte de la salle, que Peyrol avait laissée ouverte. Il appuya sa fourche au mur avant d’entrer. Le son d’une cloche lointaine, la cloche du village où, des années auparavant, le flibustier rentrant au pays avait fait boire sa mule et écouté la conversation de l’homme au chien, s’éleva faiblement et soudainement dans la grande paix de l’espace céleste. Le claquement violent de la porte de la salle vint rompre le silence des deux contemplateurs de la mer.

«Ce gaillard ne se repose donc jamais?» demanda négligemment le jeune homme, sans même détourner la tête, et sa voix sourde couvrit le délicat tintement de la cloche.

«Pas le dimanche, en tout cas», répondit Peyrol d’un air également détaché. «Que voulez-vous! La cloche de l’église, ça lui fait l’effet d’un poison. Je crois vraiment que ce garçon-là est né sans-culotte. Chaque décade [37] il met son plus beau costume, se fourre un bonnet rouge sur la tête et s’en va, parmi les bâtiments de la ferme, errer comme une âme en peine à la lumière du jour. Un jacobin, si jamais il en fut.

– Oui. Il n’y a guère de hameau en France qui ne compte un sans-culotte ou deux. Mais il y en a qui ont du moins réussi à changer de peau, à défaut d’autre chose.

– Celui-ci ne changera pas de peau, et pour ce qui est de l’intérieur, il n’y a jamais rien eu en lui qui puisse être remué. N’y a-t-il pas des gens qui se souviennent de lui à Toulon? Il n’y a pas si longtemps de cela. Et pourtant…» Peyrol tourna légèrement la tête vers le jeune homme. «Et pourtant, à le voir…»

L’officier acquiesça d’un signe de tête et son visage prit un moment une expression inquiète qui n’échappa pas à l’attention de Peyrol. Celui-ci reprit d’un ton tranquille:

«Il y a quelque temps, quand les prêtres ont commencé à regagner leurs paroisses, imaginez-vous que ce garçon-là», Peyrol fit un brusque geste de la tête en direction de la porte de la salle, «est parti un beau jour jusqu’au village, un sabre au côté et son bonnet rouge sur la tête. Il se dirigeait vers la porte de l’église. Ce qu’il voulait y faire, je n’en sais rien. Ce n’était certainement pas pour aller y dire les prières appropriées. Bon, enfin tous ces gens étaient enchantés de voir leur église rouverte; de sa fenêtre, une femme le vit passer et donna aussitôt l’alarme. «Holà! voilà le jacobin, le sans-culotte, le buveur de sang! Regardez-le.» Des gens sortirent précipitamment de chez eux et un ou deux hommes qui travaillaient dans leur jardin franchirent d’un bond les petits murs de clôture. Une foule se fut bientôt rassemblée, composée surtout de femmes, chacune avec la première chose qui lui était tombée sous la main, un bâton, un couteau de cuisine, n’importe quoi. Quelques hommes avec des bêches et des gourdins les rejoignirent près de l’abreuvoir. Il ne trouva pas la chose du tout à son goût. Que pouvait-il faire? Il s’empressa de rebrousser chemin et de détaler vers le haut de la colline comme un lièvre. Il faut du courage pour tenir tête à une bande de femmes déchaînées. Il courut par le chemin charretier sans regarder derrière lui et les autres s’élancèrent à sa poursuite en hurlant: «À mort! À mort le buveur de sang!» Il était depuis des années un objet d’horreur et d’exécration aux yeux de tous ces gens à cause d’un tas d’histoires, et ils pensaient qu’il y avait une occasion à saisir. Le prêtre, dans son presbytère, entend tout ce bruit et court à la porte. D’un coup d’œil il voit ce qui se passe. C’est un gaillard d’environ quarante ans, mais musclé, avec de longues jambes, et agile… hein? Il vous ramasse sa soutane et bondit dehors, prend des raccourcis par-dessus de petits murs bas et saute de rocher en rocher comme une sacrée chèvre. J’étais en haut dans ma chambre quand le bruit est venu jusqu’à moi. Je me suis mis à la fenêtre et j’ai vu les poursuivants déchaînés après lui. Je commençais à croire que cet imbécile allait nous attirer toutes ces furies avec lui jusqu’ici, et que ces gens-là allaient prendre la maison à l’abordage et nous faire à tous un mauvais parti, quand le prêtre lui a coupé la route, juste à temps. Il aurait pu faire trébucher mon Scevola comme rien, mais il le laissa passer et se planta en face de ses paroissiens, les bras étendus. Ça a réussi. Il a bel et bien sauvé le patron. Ce qu’il a bien pu leur dire pour les calmer, je n’en sais rien; c’était dans les débuts et ils aimaient beaucoup leur nouveau curé. Il faisait d’eux ce qu’il voulait. J’avais passé la tête et les épaules par la fenêtre, car c’était assez intéressant. Ils auraient volontiers massacré toute notre maudite bande, comme ils nous appelaient dans le village… et quand je me retirai de la fenêtre, je m’aperçus que la patronne était derrière moi, qui regardait aussi. Vous êtes venu assez souvent ici pour savoir comme elle va et vient sur les terres et dans la maison, sans faire le moindre bruit. Une feuille ne se pose pas plus légèrement à terre que ne le font ses pieds [38]. Bon, je suppose qu’elle ne me savait pas là-haut et qu’elle était entrée dans la chambre simplement avec cette façon qu’elle a de toujours chercher quelque chose qui n’y est pas, et en me voyant ainsi penché à la fenêtre elle s’était naturellement approchée pour voir ce que je regardais. Elle n’était pas plus pâle que d’habitude, mais elle serrait sa robe contre sa poitrine avec ses dix doigts… comme ceci. J’en fus stupéfait. Avant même d’avoir pu retrouver l’usage de la parole, je la vis se retourner et sortir de la pièce sans faire plus de bruit qu’une ombre.»

Quand Peyrol se fut tu, on entendit de nouveau le faible tintement de la cloche de l’église, qui cessa aussi subitement qu’il avait commencé.

«À propos de son ombre», fit indolemment le jeune officier, «je sais à quoi elle ressemble.»

Le vieux Peyrol fit un geste vraiment accentué. «Que voulez-vous dire? demanda-t-il. Où l’avez-vous vue?

– La chambre où l’on m’a mis à coucher hier soir n’a qu’une fenêtre et je m’y étais posté pour regarder dehors. Je suis ici pour cela, n’est-ce pas, pour guetter? Je venais de me réveiller en sursaut et, une fois éveillé, j’étais allé à la fenêtre, et je guettais.

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[37] Dans la France révolutionnaire, le jour de repos est le dixième et dernier jour de la décade.

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[38] Dans le texte: a leaf does not pose itself lighter; c’est un gallicisme flagrant, introduit probablement à dessein, puisque la conversation est censée se dérouler en français.