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– On ne voit pas d’ombres en l’air, grommela le vieux Peyrol.

– Non, mais on en voit par terre, et assez noires même, quand la lune est pleine; la sienne s’allongeait sur cet espace découvert, depuis le coin de la maison.

– La patronne! s’écria Peyrol à voix basse. Impossible!

– La vieille qui passe sa vie dans la cuisine se promène-t-elle ainsi? Les femmes du village viennent-elles se promener jusqu’ici? demanda calmement l’officier. Vous n’êtes pas sans connaître les habitudes des gens. C’était une ombre de femme. La lune étant à l’ouest, l’ombre glissa de biais depuis ce coin-ci de la maison, puis se retira en glissant. Je sais reconnaître son ombre, quand je la vois.

– Avez-vous entendu quoi que ce soit?» demanda Peyrol après un moment d’hésitation visible.

«La fenêtre étant ouverte, j’entendais quelqu’un ronfler. Cela ne pouvait pas être vous, vous logez trop haut. D’ailleurs, à en juger par le ronflement», ajouta-t-il d’un ton sarcastique, «ce devait être quelqu’un qui avait la conscience tranquille. Ce n’est pas votre genre, vieil écumeur des mers! car, voyez-vous, c’est ce que vous êtes, malgré votre brevet de canonnier.» Il regarda le vieux Peyrol du coin de l’œil. «Qu’est-ce qui vous donne cet air si préoccupé?

– Elle se promène, c’est indéniable», murmura Peyrol sans essayer de dissimuler son trouble.

«Évidemment. Je suis capable de reconnaître une ombre quand j’en vois une; et quand je l’ai vue cela ne m’a pas fait peur, pas moitié autant que mon seul récit semble vous avoir fait peur. Tout de même, votre sans-culotte d’ami doit avoir un sacré sommeil; tous ces pourvoyeurs de guillotine vous ont une conscience républicaine de premier ordre, à l’épreuve du feu. Je les ai vus à l’œuvre dans le Nord, quand j’étais enfant, et que je courais pieds nus dans les ruisseaux.

– Ce gaillard dort toujours dans la même chambre, fit Peyrol avec sérieux.

– Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit, reprit l’officier, sauf que cela doit probablement faire l’affaire des ombres vagabondes d’entendre la conscience de l’homme prendre ses aises.»

Fort agité, Peyrol se força à baisser la voix. «Lieutenant, dit-il, si je n’avais pas vu du premier jour ce que vous avez en tête, j’aurais certainement trouvé moyen de me débarrasser de vous depuis longtemps, d’une façon ou d’une autre.»

Le lieutenant lui jeta de nouveau un regard de côté et Peyrol, qui avait levé le poing, le laissa retomber lourdement sur sa cuisse. «Je suis le vieux Peyrol et cet endroit-ci, aussi isolé qu’un navire en mer, est pour moi comme un navire: tous ceux qui s’y trouvent sont mes camarades de bord. Ne vous occupez pas du patron. Je veux seulement savoir si vous avez entendu quoi que ce soit. Un bruit quelconque? Un murmure, un bruit de pas?» Un sourire amer et moqueur passa sur les lèvres du jeune homme.

«Pas même le pas d’une fée. Entendriez-vous tomber une feuille? Et avec ce gredin de terroriste qui faisait un bruit de trompette juste au-dessus de ma tête…» Sans décroiser les bras, il se tourna vers Peyrol qui le regardait anxieusement. «Vous avez envie de savoir, n’est-ce pas? Eh bien, je vais vous dire ce que j’ai entendu et vous en penserez ce que vous voudrez. J’ai entendu le bruit de quelqu’un qui trébuchait. Et ce n’était certes pas une fée qui s’était cogné les orteils. C’était je ne sais quoi dans de gros souliers. Ensuite une pierre a roulé jusqu’au bas du ravin qui est devant nous, interminablement, et puis il y a eu un silence de mort. Je n’ai rien vu remuer. Compte tenu de la position de la lune à ce moment-là, le ravin se trouvait plongé dans l’ombre. Et je n’ai pas essayé de voir.»

Peyrol, accoudé sur un genou, appuya sa tête sur la paume de sa main. L’officier, sans desserrer les dents, répéta: «Pensez-en ce que vous voudrez!»

Peyrol hocha légèrement la tête. Après avoir parlé, le jeune officier s’adossa contre le mur, mais un instant plus tard leur parvint la détonation d’une pièce d’artillerie qui semblait venir du pied de la falaise et contourner la pente à leur gauche, sous forme d’un choc sourd suivi d’une sorte de soupir et qui semblait chercher une issue parmi les crêtes pierreuses et les roches les plus proches.

«C’est la corvette anglaise qui, depuis une semaine, entre en rade d’Hyères et en sort à la sauvette», dit le jeune officier en ramassant précipitamment son épée. Il se leva et boucla son ceinturon tout en disant, tandis que Peyrol se levait plus lentement de son banc:

«Elle n’est certainement pas où nous l’avons vue ancrée hier soir. Ce canon était tout proche. Elle a dû traverser la rade. Il y a eu assez de vent pour cela, à plusieurs reprises, cette nuit. Mais sur quoi peut-elle bien tirer là-bas dans la Petite Passe? Nous ferions bien d’y aller voir.»

Il s’éloigna à grandes enjambées, suivi de Peyrol. On ne voyait personne aux abords de la ferme, on n’entendait aucun bruit, si ce n’est le mugissement lointain d’une vache qui leur parvenait faiblement de derrière un mur. Peyrol serrait de près l’officier qui suivait vivement le sentier dont la trace était à peine marquée sur la pente caillouteuse de la colline.

«Ce canon était chargé à blanc», déclara soudain Peyrol, d’une voix grave et assurée.

L’officier lui jeta un regard par-dessus son épaule.

«Vous avez peut-être raison. Vous n’avez pas été canonnier pour rien. Chargé à blanc, hein! Alors, c’est un signal. Mais à qui? Voilà des jours que nous observons cette corvette et nous savons qu’elle n’a pas de compagnon.»

Il avançait toujours et Peyrol qui, sans gaspiller son souffle, le suivait sur le sentier difficile, rétorqua d’une voix ferme: «Elle n’a pas de compagnon, mais elle a peut-être aperçu un ami, ce matin, au lever du soleil.

– Bah!» répliqua l’officier sans ralentir le pas. «Voilà que vous parlez comme un enfant, ou bien vous me prenez pour tel. À quelle distance aurait-elle pu voir? Qu’aurait-elle pu découvrir au lever du jour, en se dirigeant vers la Petite Passe où elle se trouve maintenant? Voyons, les îles lui auraient masqué les deux tiers de la mer et cela précisément dans la direction où l’escadre anglaise côtière croise au-dessous de l’horizon. Drôle de blocus, en vérité! On ne voit pas le moindre navire anglais pendant des jours et des jours de suite, et puis au moment où l’on s’y attend le moins, ils arrivent en foule comme s’ils voulaient nous manger tout vifs. Non, non! il n’y a pas eu assez de vent pour lui amener un compagnon. Mais, dites-moi, canonnier, vous qui prétendez reconnaître l’aboi de toutes les pièces anglaises, quelle sorte de canon était-ce?»

Peyrol répondit en grommelant: «Eh bien, c’est une pièce de douze [39]. C’est ce qu’elle porte de plus lourd. Ce n’est qu’une corvette.

– Eh bien alors, le coup a dû être tiré pour rappeler une des embarcations quelque part le long du rivage où nous ne pouvons pas la voir. Avec une côte pareille, toute en pointes et en criques, cela n’aurait rien d’extraordinaire, n’est-ce pas?

– Non», dit Peyrol, en marchant d’un pas ferme, «ce qui est extraordinaire, c’est qu’elle ait eu une embarcation quelconque en sortie.

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[39] Pièce tirant un projectile de douze livres.