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– Vous dites vrai.» L’officier s’arrêta soudain. «Oui, c’est en effet étonnant qu’elle ait eu une embarcation en sortie. Mais je ne vois pas comment expliquer autrement ce coup de canon.»

Le visage de Peyrol ne laissa paraître aucune espèce d’émotion.

«Il y a là matière à investigation, reprit avec animation l’officier.

– S’il ne s’agit que d’une embarcation», reprit Peyrol le plus tranquillement du monde, «il ne peut rien y avoir là-dedans de bien grave. Qu’est-ce que cela pourrait bien être? Selon toute vraisemblance, ils l’auraient envoyée sur la côte de bonne heure le matin, avec des lignes, pour essayer d’attraper du poisson pour le petit déjeuner du capitaine. Pourquoi écarquillez-vous les yeux ainsi? Vous ne connaissez donc pas les Anglais? Ils ont toutes les audaces.»

Après avoir prononcé ces mots avec une lenteur à laquelle ses cheveux blancs donnaient un caractère vénérable, Peyrol fit le geste d’essuyer son front qui, pourtant, était à peine moite.

«Allons de l’avant!» s’écria brusquement le lieutenant.

«Pourquoi courir ainsi», fit Peyrol sans bouger. «Mes sabots sont lourds et ne conviennent pas à la marche sur ces pentes caillouteuses.

– Vraiment? s’écria l’officier. Eh bien! si vous êtes fatigué, asseyez-vous et éventez-vous avec votre chapeau. Au revoir!» Et il s’éloigna à grands pas avant que Peyrol eût pu dire un mot.

Le sentier qui suivait le contour de la colline s’incurvait en direction de la pente descendant vers la mer, et le lieutenant disparut bientôt avec une soudaineté saisissante. Peyrol vit sa tête reparaître un moment, rien que sa tête, et elle aussi s’évanouit soudain. Il demeurait perplexe. Après avoir regardé un moment dans la direction où l’officier avait disparu, il baissa les yeux vers les bâtiments de la ferme, placés à présent au-dessous de lui mais à faible distance. Il pouvait distinguer les pigeons qui marchaient sur le faîte des toits. Quelqu’un tirait de l’eau du puits, au milieu de la cour. Le patron, sans doute; mais cet homme, qui avait eu un moment le pouvoir d’envoyer tant d’infortunés à la mort, ne comptait pas pour le vieux Peyrol; il avait même cessé d’offusquer sa vue et de troubler ses sentiments. En soi, il n’était rien. Il n’avait jamais rien été d’autre que la créature de l’universelle soif de sang d’une certaine époque. Les doutes mêmes qu’il avait conçus à son sujet s’étaient désormais éteints dans le cœur du vieux Peyrol. Ce gaillard était tellement insignifiant que si, dans un moment d’attention particulière, Peyrol avait découvert qu’il ne projetait pas d’ombre, il n’en aurait pas été surpris. Il l’apercevait là-bas, réduit à une silhouette de nain, qui s’éloignait du puits en traînant un seau. Mais elle, où était-elle? se demandait Peyrol, abritant ses yeux de la main. Il savait que la patronne ne pouvait pas être bien loin, puisqu’il l’avait aperçue pendant la matinée: mais cela, c’était avant d’apprendre qu’elle s’était mise à vagabonder la nuit. Son inquiétude croissante prit brusquement fin quand, détournant ses yeux de la ferme où elle ne se trouvait manifestement pas, il vit cette femme apparaître, sans rien d’autre derrière elle qu’un ciel de lumière, arrivant précisément à ce tournant du sentier qui avait rendu le lieutenant invisible.

Peyrol alla rapidement à sa rencontre. Il n’était pas homme à perdre son temps en vaines spéculations et les sabots ne semblaient guère lui peser aux pieds. La fermière, que les gens du village là-bas appelaient Arlette comme si ce n’eût été qu’une petite fille, mais avec un étrange accent de crainte scandalisée, s’avançait, la tête baissée, les pieds touchant le sol aussi légèrement qu’une feuille qui tombe, ainsi que le disait souvent Peyrol. Le bruit des sabots lui fit lever les yeux, ces yeux noirs et clairs qui avaient été frappés au sortir même de l’adolescence par de tels spectacles de terreur et d’effusions de sang qu’elle n’avait pas perdu la peur de regarder longtemps dans une direction déterminée, de crainte d’apercevoir quelque vision mutilée des morts traversant l’air inhabité. C’est ce que Peyrol appelait «essayer de ne pas voir quelque chose qui n’y était pas»: et cette mobilité, évasive et franche à la fois, faisait tellement partie de son être, que la fermeté avec laquelle elle soutint son regard interrogateur ne fut pas sans surprendre un moment le vieux Peyrol. Il demanda à brûle-pourpoint:

«Il vous a parlé?»

Elle répondit avec quelque chose de dégagé et de provocant dans la voix qui fit également à Peyrol l’effet d’être nouveau. «Il ne s’est même pas arrêté, il a passé près de moi comme s’il ne me voyait pas.» Puis ils détournèrent leur regard l’un de l’autre.

«Dites-moi, qu’est-ce que vous vous êtes mis dans la tête de guetter comme cela la nuit?»

Elle ne s’attendait pas à cette question. Elle baissa la tête et prit entre ses doigts un pli de sa jupe, avec l’air embarrassé d’un enfant.

«Qu’est-ce que cela a de mal?» murmura-t-elle tout bas, timidement, comme s’il y avait deux voix en elle [40].

«Qu’est-ce que Catherine en a dit?

– Elle dormait, à moins qu’elle ne soit seulement restée étendue sur le dos, les yeux fermés.

– Cela lui arrive?» demanda Peyrol avec incrédulité.

«Oui.» Arlette fit à Peyrol un sourire étrange, inexpressif, auquel ses yeux ne participèrent pas. «Oui, cela lui arrive souvent. Je l’avais déjà remarqué. Elle reste à trembler sous ses couvertures jusqu’à ce que je revienne.

– Qu’est-ce qui vous a fait sortir la nuit dernière?» Peyrol essaya de saisir son regard, mais les yeux de la jeune femme se dérobèrent comme d’habitude et son visage semblait maintenant incapable de sourire.

«Mon cœur!» dit-elle.

Peyrol en demeura un moment sans voix, incapable de faire le moindre geste. La fermière ayant baissé les yeux, tout ce qu’elle avait de vie sembla s’être réfugié sur ses lèvres de corail éclatantes et sans un frémissement dans leur dessin parfait. Peyrol, jetant un bras en l’air, abandonna la conversation et s’engagea précipitamment dans le sentier, sans regarder derrière lui. Mais une fois dépassé le tournant, il s’approcha du poste de guet en ralentissant le pas. C’était un coin de terrain plat qui se trouvait un peu au-dessous du sommet de la colline. La pente en était fort accentuée, de sorte qu’un pin trapu et robuste qui s’y dressait perpendiculairement au sol était tout de même nettement incliné au-dessus du rebord d’un escarpement d’une cinquantaine de pieds. La première chose que Peyrol aperçut, ce fut l’eau de la Petite Passe dont l’ombre énorme de l’île de Porquerolles assombrissait plus de la moitié à cette heure encore matinale. Il ne pouvait la découvrir tout entière, mais sur la partie qu’embrassait son regard ne se voyait aucun navire. Le lieutenant, la poitrine appuyée au pin incliné, lui cria d’un air furieux:

«Accroupissez-vous! Vous croyez donc qu’il n’y a pas de lorgnettes à bord de cette corvette anglaise?»

Peyrol obéit sans mot dire, et pendant une minute environ offrit l’étrange spectacle d’un paysan assez massif, aux vénérables boucles blanches, qui se déplaçait à quatre pattes sur une pente, sans qu’on pût comprendre pourquoi. Quand il eut atteint le pied de l’arbre, il se dressa sur les genoux. Le lieutenant, aplati contre le tronc incliné, la lorgnette collée contre l’œil, grommela avec colère:

«Vous la voyez maintenant, non?»

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[40] L’expression anglaise as if she had two voices nithin her semble évoquer l’un des plus célèbres poèmes d’Alfred Tennyson (1809-1892), «The Two Voices» («Les Deux Voix», 1833).