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Peyrol, à genoux, découvrit alors le navire. Il était à moins d’un quart de mille plus loin sur la côte, de sa voix puissante il aurait presque pu le héler. Il pouvait, à l’œil nu, suivre le mouvement des hommes, comme des points noirs sur ses ponts. La corvette avait pénétré si loin à l’abri du cap Esterel que sa massive avancée semblait être bel et bien en contact avec l’arrière du navire. À le voir si rapproché, Peyrol retint brusquement son souffle. La lorgnette toujours collée à son œil, le lieutenant murmura:

«Je distingue jusqu’aux épaulettes des officiers sur le gaillard d’arrière [41]

V

Comme Peyrol et le lieutenant l’avaient conjecturé en entendant le coup de canon, la corvette anglaise qui, la veille au soir, était à l’ancre dans la rade d’Hyères, avait appareillé la nuit venue. Une légère brise l’avait, au début de la nuit, poussée jusqu’à la Petite Passe, puis l’avait abandonnée au clair de lune sans un souffle; et là, privée de tout mouvement, elle avait plutôt l’air d’un monument de pierre blanche rapetissé par les masses sombres de la côte de part et d’autre d’elle, que d’un bâtiment renommé pour sa vitesse dans l’attaque et dans la fuite.

Son capitaine avait environ quarante ans, des joues glabres et pleines et des lèvres minces et mobiles qu’il avait la manie de comprimer mystérieusement avant de parler et quelquefois aussi après qu’il avait parlé. Son allure était alerte; ses habitudes nocturnes.

Dès qu’il vit que le calme avait pris complètement possession de la nuit et allait durer plusieurs heures, le capitaine Vincent s’accouda à la lisse, dans sa pose favorite. Il était alors un peu plus de minuit, et dans cette immobilité universelle, la lune trônant dans un ciel sans tache semblait répandre son enchantement sur une planète inhabitée. Le capitaine Vincent ne s’inquiétait guère de la lune. Elle rendait, il est vrai, son navire visible des deux rives de la Petite Passe. Mais, depuis une année ou presque passée à commander ce navire qui servait d’éclaireur à l’escadre de blocus de l’amiral Nelson [42], il connaissait à peu près l’emplacement de chaque canon des défenses côtières. À l’endroit où la brise l’avait laissé, il se trouvait hors d’atteinte de la plus grosse des pièces d’artillerie montées sur Porquerolles. Du côté de Giens, il savait de source sûre qu’il n’y avait pas même une pétoire. Sa longue familiarité avec cette partie de la côte l’avait convaincu qu’il connaissait parfaitement les habitudes de la population. Les lumières de leurs maisons s’étaient éteintes de très bonne heure et le capitaine Vincent était sûr qu’ils étaient tous couchés, y compris les canonniers des batteries, qui appartenaient à la milice locale. L’habitude leur avait fait perdre tout intérêt pour les mouvements de l’Amelia, corvette de vingt-deux canons appartenant à Sa Majesté Britannique. Elle ne se mêlait jamais de leurs affaires personnelles et laissait les petits caboteurs aller et venir sans encombre. Ils auraient été surpris de la voir partie plus de deux jours. Le capitaine Vincent avait coutume de dire sarcastiquement que la rade d’Hyères était devenue pour lui comme un second foyer.

Pendant une heure environ, le capitaine Vincent rêva à son foyer véritable, à des affaires de service et à d’autres sujets disparates, puis entrant en action de façon très vigilante, il s’en alla surveiller lui-même le départ de cette embarcation dont le lieutenant Réal avait judicieusement conjecturé l’existence, qui ne faisait absolument aucun doute pour le vieux Peyrol, quoique sa mission ne consistât aucunement à pêcher du poisson pour le petit déjeuner du commandant. C’était la propre yole du commandant, embarcation très rapide à l’aviron. Elle était déjà accostée et l’équipage embarqué, quand l’officier qui commandait l’expédition fut appelé d’un signe par le capitaine Vincent. Il avait un coutelas au côté, une paire de pistolets à la ceinture, et son air résolu montrait qu’il avait déjà servi dans des opérations de ce genre.

«Ce calme-là va durer des heures, lui dit le capitaine. Sur cette mer sans marée, vous êtes sûr de retrouver le navire à peu près au même endroit, un peu plus près du rivage seulement. L’attraction de la terre… vous comprenez?

– Oui, commandant, c’est vrai que la terre attire.

– Oui. Eh bien, on peut le laisser venir à toucher n’importe lequel de ces rochers. Il n’y aurait pas plus de danger que sur le long d’un quai avec une mer pareille. Regardez-moi donc l’eau de la Passe, monsieur Bolt. On dirait le plancher d’une salle de bal. Nagez à ranger la terre [43] quand vous rentrerez. Je vous attends au lever du jour.»

Le capitaine Vincent se tut brusquement. Un doute lui était venu à l’esprit touchant le bien-fondé de cette expédition nocturne. L’extrémité en forme de marteau de cette presqu’île dont la partie tournée vers la mer demeurait invisible des deux flancs de la côte était faite à souhait pour un débarquement clandestin. Son aspect solitaire avait séduit l’imagination du capitaine, qu’une remarque incidente de M. Bolt avait d’abord éveillée.

Le fait est qu’une semaine auparavant, comme l’Amelia croisait au large de la péninsule, Bolt avait déclaré, en regardant la côte, qu’il connaissait fort bien ce coin-là: il y avait même débarqué des années auparavant, du temps où il servait dans l’escadre de Lord Howe [44]. Il décrivit la nature du sentier, l’aspect d’un petit village sur le versant opposé et s’étendit sur le sujet d’une certaine ferme où il était allé plus d’une fois et où il avait même passé vingt-quatre heures de suite à plus d’une reprise.

Tout cela avait éveillé la curiosité du capitaine Vincent. Il envoya chercher Bolt et s’entretint longuement avec lui. Il écouta son récit avec grand intérêt. Un jour, du pont du navire sur lequel Bolt servait alors, on avait aperçu un homme parmi les rochers, qui, sur le rivage, agitait un drap ou une nappe blanche. Ç’aurait pu être un piège; mais comme l’homme semblait être seul et que le rivage était à portée de canon du navire, on envoya une embarcation le chercher.

«Et ce fut là, commandant», poursuivait solennellement Bolt, «ce fut là, je le crois sincèrement, la première communication que lord Howe reçut des royalistes de Toulon.» Bolt décrivit ensuite au capitaine Vincent les rencontres des royalistes de Toulon avec les officiers de la flotte. Établi derrière la ferme il avait, lui-même, Bolt, bien souvent surveillé pendant des heures l’entrée du port de Toulon pour repérer l’embarcation qui devait amener les émissaires royalistes. Il faisait ensuite un signal convenu à l’escadre avancée, et des officiers anglais débarquaient de leur côté et se rencontraient avec les Français à la ferme. Ce n’était pas plus compliqué que cela. Les gens de la ferme, mari et femme, étaient gens aisés, de bonne famille, et fervents royalistes. Il avait fini par bien les connaître.

Le capitaine Vincent se demanda si les mêmes gens habitaient toujours à cet endroit. Bolt ne voyait pas de raison pour qu’il en fût autrement. Il n’y avait que dix ans de cela, et ce couple n’était pas vieux du tout. Autant qu’il avait pu le comprendre, la ferme leur appartenait. Lui, Bolt, ne savait alors que quelques mots de français. Ce n’est que plus tard, après avoir été fait prisonnier et détenu dans l’intérieur du pays jusqu’à la paix d’Amiens [45] qu’il avait pris une teinture de leur sabir. Sa captivité lui avait perdre ses faibles chances d’avancement, ainsi qu’il ne put s’empêcher de le remarquer. Bolt était toujours officier en second.

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[41] Partie extrême du pont supérieur, à l’arrière.

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[42] C’est en 1805 que Horatio Nelson fut nommé au commandement de la flotte britannique en Méditerranée, choisit le Victory comme navire-amiral et tenta d’instaurer le blocus de Toulon.

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[43] C’est-à-dire: «ramez en longeant la terre», «en passant tout près de la terre».

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[44] Erreur historique. Richard, premier comte de Howe (1726-1799), amiral anglais, connu pour sa victoire du 1er juin 1794 sur les Français au large d’Ouessant, ne prit aucune part aux actions qui se déroulèrent en Méditerranée en 1793. C’est à l’amiral Hood que Toulon se rendit.

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[45] Traité conclu entre la France et l’Angleterre en 1802 et mettant fin à la seconde coalition.