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Le capitaine Vincent sembla n’en pas croire ses oreilles: «Qu’est-ce que vous me racontez? Vous avez perdu un homme de l’armement de ma yole!» Il était profondément scandalisé. Bolt était affligé en proportion. Il raconta que peu après qu’il les avait quittés, les hommes avaient entendu, ou cru entendre, des bruits faibles et singuliers, quelque part dans la crique. Le patron [48] avait envoyé un des hommes, le plus vieux de l’équipage, le long du rivage pour s’assurer que la yole tirée sur la grève n’était pas visible de l’autre côté de la crique. L’homme – c’était Symons – était parti à quatre pattes faire le tour de l’anse, et puis… il n’était pas revenu. C’était la vraie raison pour laquelle l’embarcation avait tant tardé à rallier le navire. Bolt, naturellement, n’avait pas voulu abandonner un de ses hommes. Il était inconcevable que Symons eût déserté. Il avait laissé son coutelas et était absolument sans arme; mais même si on lui avait sauté dessus à l’improviste, il aurait sûrement pu pousser un cri qu’on aurait entendu d’un bout à l’autre de la crique. Pourtant, jusqu’au lever du jour, il n’avait régné sur la côte que le plus profond silence, dans lequel on aurait entendu un murmure, semblait-il, à des lieues de là. Tout se passait comme si Symons avait été escamoté par quelque moyen surnaturel, sans lutte et sans cri. Car il était inconcevable qu’il se fût aventuré à l’intérieur et se fût fait prendre. Il était également inconcevable qu’il y eût eu, cette nuit-là précisément, des gens prêts à sauter sur Symons et à l’assommer avec assez de précision pour ne pas lui laisser même le temps de pousser un gémissement.

«Tout cela est absolument fantastique, monsieur Bolt», s’écria le capitaine Vincent. Il serra énergiquement les lèvres un moment, puis reprit: «Mais pas beaucoup plus que votre histoire de femme. Je suppose que vous avez vraiment vu quelque chose de réel…

– Je vous assure, commandant, qu’elle est restée là, en plein clair de lune, pendant dix minutes, à un jet de pierre de moi», protesta Bolt avec une sorte de désespoir. «Elle semblait avoir sauté du lit rien que pour surveiller la maison. Si elle avait un jupon par-dessus sa chemise de nuit, c’était bien tout. Elle me tournait le dos. Quand elle s’est éloignée, je n’ai pas pu distinguer convenablement son visage. Et puis elle est allée se poster dans l’ombre de la maison.

– Pour faire le guet, suggéra le capitaine Vincent.

– Cela en avait tout l’air, commandant, avoua Bolt.

– Il fallait donc qu’il y eût quelqu’un dans les parages», conclut le capitaine Vincent avec assurance.

«C’est probable», murmura Bolt comme à regret. Il s’était attendu à connaître de très graves ennuis à cause de cette aventure et l’attitude tranquille du capitaine le soulagea fort. «J’espère, commandant, que vous m’approuverez de n’avoir pas essayé d’aller tout de suite à la recherche de Symons.

– Oui. Vous avez agi prudemment en ne vous avançant pas dans l’intérieur des terres, répondit le capitaine.

– Je craignais de compromettre nos chances en révélant notre présence sur le rivage. Et nous n’aurions pas pu l’éviter. En outre, nous n’étions que cinq en tout, et pas armés comme il aurait fallu.

– Notre plan a échoué par la faute de votre somnambule, monsieur Bolt», déclara sèchement le capitaine Vincent. «Mais il faut essayer de savoir ce qu’est devenu notre homme, si on peut le faire sans prendre trop de risques.

– En débarquant en force dès la nuit prochaine, on pourrait encercler la maison, proposa Bolt. Si nous y trouvons des amis, ce sera bel et bon; si ce sont des ennemis, alors nous pourrions en emmener quelques-uns à bord pour faire un échange éventuel. Je regrette presque de n’être pas retourné enlever cette donzelle… quelle qu’elle soit», ajouta-t-il avec emportement. «Ah! si seulement ç’avait été un homme!

– Il y avait sans doute un homme pas très loin», reprit le capitaine Vincent d’une voix unie. «En voilà assez, monsieur Bolt. Vous ferez bien d’aller prendre un peu de repos, maintenant.»

Bolt ne se le fit pas dire deux fois, car il était las et affamé, après son déplorable échec. Ce qui le contrariait le plus, c’était l’absurdité de l’affaire. Le capitaine Vincent, bien qu’il n’eût pas fermé l’œil de la nuit lui non plus, se sentait trop agité pour rester dans sa cabine. Il suivit son officier sur le pont.

VI

Sur ces entrefaites, on avait remorqué l’Amelia à environ un demi-mille du cap Esterel. Ce changement de position l’avait rapprochée des deux hommes qui l’observaient et qui, à flanc de colline, eussent été parfaitement visibles du pont du navire si la tête du pin n’eût dissimulé leurs mouvements. Le lieutenant Réal s’étant, à califourchon, avancé sur le tronc rugueux aussi loin qu’il le pouvait, avait maintenant tout le pont du navire anglais dans le champ de la lorgnette de poche qu’il braquait entre les branches.

«Le commandant vient de monter sur le pont», dit-il tout à coup à Peyrol.

Celui-ci, assis au pied de l’arbre, ne répondit rien pendant un long moment. Une chaude torpeur s’étendait sur la terre et semblait peser sur ses paupières. Mais, intérieurement, le vieux forban était fort éveillé. Sous son masque d’immobilité, et en dépit de ses yeux mi-clos et de ses mains nonchalamment jointes, il entendit le lieutenant, perché là-haut, tout contre la tête de l’arbre, qui comptait quelque chose à mi-voix: «Un, deux, trois», puis s’écria: «Parbleu!», après quoi il revint en arrière par saccades sur le tronc qu’il chevauchait. Peyrol se leva et s’écarta pour lui faire place et ne put s’empêcher de lui demander: «Que se passe-t-il à présent?

– Je vais vous le dire», répondit l’autre avec agitation. Dès qu’il fut sur ses pieds, il rejoignit Peyrol et une fois tout près de lui, se croisa les bras sur la poitrine.

«La première chose que j’ai faite, ç’a été de compter les embarcations qui étaient à l’eau. Il n’en restait pas une seule à bord. Je viens de les compter de nouveau et j’en ai trouvé une de plus. Ce navire avait une embarcation dehors hier soir. Comment ne l’ai-je pas vue déborder de dessous la côte, je me le demande. Je surveillais le pont, je suppose, et elle semble avoir filé droit sur la remorque [49]. Mais j’avais raison. Le navire avait un canot dehors.» Il saisit tout à coup Peyrol par les deux épaules: «Je crois que vous le saviez depuis le début. Je vous dis que vous le saviez.»

Peyrol, violemment secoué par les épaules, leva les yeux vers ce visage furieux tout proche du sien. Son regard las ne trahissait ni crainte, ni honte, mais de la perturbation, de la perplexité et un souci évident. Il demeura passif et se contenta de protester avec calme:

«Doucement, doucement.»

Le lieutenant lâcha soudain Peyrol sur une dernière secousse qui ne réussit pas à le faire chanceler. Aussitôt lâché, celui-ci adopta un ton d’explication:

«C’est que le terrain est glissant ici. Si j’avais perdu l’équilibre, je n’aurais pu m’empêcher de me raccrocher à vous, et nous aurions dégringolé tous deux cette falaise: ce qui en aurait dit plus à ces Anglais que vingt canots n’en pourraient découvrir en autant de nuits.»

Le lieutenant Réal fut secrètement impressionné par la modération de Peyrol. Rien ne pouvait donc l’ébranler. Physiquement même, il eut la sensation que son effort était parfaitement vain; autant aurait valu essayer de secouer un rocher. Il se jeta nonchalamment à terre en disant: «Comme quoi, par exemple?»

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[48] Le titre de patron de chaloupe ou de canot (en anglais coxswain, cockswain) est donné à l’officier ou au matelot de confiance qui tient le gouvernail, veille à l’armement et commande les marins d’une embarcation.

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[49] Câble servant à remorquer.