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Peyrol se mit soudain à parler, en regardant droit devant lui comme s’il s’adressait à l’île de Porquerolles, à huit milles de là.

«Oui, je connais tous ses mouvements, et pourtant je dois dire que cette façon de se faufiler au ras de notre presqu’île est quelque chose de nouveau.

– Oui! du poisson pour le déjeuner du commandant», marmotta Réal sans ouvrir les yeux. «Où est-elle maintenant?

– Au milieu de la Passe, hissant dare-dare ses embarcations. Et gardant toujours de l’erre [51]. Ce navire aurait de l’erre tant que la flamme d’une chandelle, sur le pont, ne resterait pas droite.

– Ce navire est une merveille!

– Il a été bâti par des charpentiers français», fit le vieux Peyrol avec amertume.

Ces mots furent suivis d’un long silence, puis le lieutenant reprit d’un air indifférent: «Vous semblez très affirmatif sur ce point. Comment le savez-vous?

– Voilà un mois que je le regarde, quel que soit le nom qu’il a pu porter, ou celui que les Anglais lui donnent maintenant; avez-vous jamais vu un navire de construction anglaise avoir un avant comme celui-là?»

Le lieutenant resta silencieux comme s’il avait perdu tout intérêt à la chose et qu’il n’y eût pas eu trace d’un navire de guerre anglais à moins d’un mille de là. Pourtant il ne cessait de réfléchir. On lui avait parlé confidentiellement d’une certaine mission à remplir d’après des instructions reçues de Paris. Ce n’était pas exactement une action belliqueuse, mais une mission de la plus grande importance. Le risque n’en était pas tant mortel que particulièrement odieux. De quoi faire reculer un homme courageux; il y a des risques (autres que celui de la mort) auxquels un homme résolu peut se dérober sans honte.

«Avez-vous jamais goûté de la prison, Peyrol?» demanda-t-il tout à coup en affectant un ton de voix somnolent.

Peyrol en poussa presque un cri: «Bonté divine! Non! De la prison! Que voulez-vous dire par prison?… J’ai été prisonnier chez les sauvages», ajouta-t-il en se calmant, «mais c’est une très vieille histoire. J’étais jeune et bête alors. Plus tard devenu homme, j’ai été esclave chez le fameux Ali Kassim [52]. J’ai passé quinze jours avec des chaînes aux bras et aux jambes, dans la cour d’un fortin en torchis, sur la côte du golfe Persique. Nous étions à peu près une vingtaine de Frères-de-la-Côte, logés à la même enseigne… à la suite d’un naufrage.

– Oui…» (Le lieutenant avait toujours son air languissant) «et j’imagine que vous vous êtes tous mis au service de ce vieux pirate sanguinaire.

– Pas un seul de ses milliers de moricauds n’était capable de charger un canon proprement. Mais Ali Kassim faisait la guerre comme un prince. Nous avons fait voile, en formation régulière, traversé le golfe, et pris une ville quelque part sur la côte d’Arabie, que nous avons mise au pillage. Alors, moi et les autres, nous avons réussi à nous emparer d’un boutre [53] armé, et nous nous sommes frayé, les armes à la main, un passage à travers cette flotte de moricauds. Plusieurs d’entre nous sont morts de soif, par la suite. Tout de même, ce fut une grande affaire. Mais que venez-vous me parler de prison? Un homme digne de ce nom, si on lui donne une chance de se battre, peut toujours se faire casser la tête. Vous me comprenez?

– Oui, je vous comprends», répondit le lieutenant d’une voix traînante, «je crois que je vous connais passablement bien. Je suppose qu’une prison anglaise…

– Quel horrible sujet de conversation [54]» s’écria vivement Peyrol, l’air ému. «Assurément, n’importe quelle mort vaut mieux que la prison. N’importe quelle mort! Mais qu’est-ce que vous avez donc en tête, lieutenant?

– Oh! ce n’est pas que je souhaite votre mort», reprit Réal d’une voix traînante et sur un ton d’indifférence.

Peyrol, les doigts enlacés autour de ses jambes, regardait fixement la corvette anglaise qui flottait nonchalamment dans la Passe, tandis que toute son attention restait fixée sur les mots qui s’étaient élancés, nonchalamment eux aussi, dans la paix et le silence de cette matinée. Il demanda alors d’une voix sourde:

«Est-ce que vous voulez me faire peur?»

Le lieutenant eut un rire discordant. Ni d’un mot, ni d’un geste, ni d’un regard, Peyrol ne sembla saluer ce bruit énigmatique et déplaisant. Mais quand il prit fin, le silence devint si oppressant entre les deux hommes que, d’un même mouvement, ils se levèrent. Le lieutenant fut rapidement sur pied. Peyrol mit plus de temps et de dignité à se relever. Ils demeurèrent debout côte à côte, sans pouvoir détacher leurs regards avides du navire ennemi qu’ils apercevaient à leurs pieds.

«Je me demande pourquoi il s’est mis dans cette singulière position, dit l’officier.

– Je me le demande aussi, grogna sèchement Peyrol. Si nous avions eu seulement deux pièces de dix-huit sur cette saillie rocheuse à notre gauche, on aurait pu démâter cette corvette en dix minutes.

– Brave vieux canonnier, commenta Réal ironiquement. Et ensuite? Nous nous serions jetés à la mer, vous et moi, nos coutelas entre les dents, pour aller la prendre à l’abordage, ou quoi?»

Cette saillie fit passer sur le visage de Peyrol un sourire austère. «Non, non», protesta-t-il avec modération, «mais pourquoi ne pas renseigner Toulon à ce sujet? Qu’ils envoient une frégate ou deux pour la capturer vivante. Bien des fois j’ai imaginé sa capture, rien que pour me soulager le cœur: souvent, la nuit, j’ai regardé par ma fenêtre, là-haut, à travers la baie, vers l’endroit où je savais qu’elle était à l’ancre, et j’ai pensé à la petite surprise que je pourrais lui ménager, si je n’étais pas seulement le vieux Peyrol, canonnier.

– Oui, et quelqu’un qui reste dans son coin par-dessus le marché, avec son nom marqué d’une mauvaise note sur les registres de l’Amirauté à Toulon.

– Vous ne pouvez pas dire que j’aie essayé de me cacher de vous, qui êtes pourtant un officier de marine, répondit vivement Peyrol. Je n’ai peur de personne. Je ne me suis pas enfui. Je me suis simplement éloigné de Toulon. Personne ne m’avait donné l’ordre d’y rester. Et vous ne pouvez pas dire que je me sois enfui très loin, en tout cas.

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[51] L’erre est la vitesse acquise par un navire.

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[52] Ali Kassim (appelé aussi Kasim Ali Khan et Mir Kasim) était un dirigeant du Bengale, renommé pour sa collection de joyaux et la férocité avec laquelle il massacra 150 Anglais. Il fut vaincu en 1764 et mourut en 1777.

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[53] Bâtiment de commerce de 150 à 200 tonneaux, à gréement latin sur un seul mât, rencontré dans la mer Rouge, le golfe Persique et l’océan Indien.

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[54] En anglais, a horrible subject of conversation constitue encore un gallicisme probablement volontaire.