– Elle l’est à tous ceux qui ont navigué dans l’océan Indien, en exceptant les poules mouillées et les novices», reprit sans se démonter le citoyen Peyrol. «Et nous avons mis les principes républicains en pratique bien longtemps avant qu’on ne songeât à une république: car les Frères-de-la-Côte étaient tous égaux et élisaient leurs chefs.
– C’était un abominable ramassis de brigands sans foi ni loi», répliqua sur un ton venimeux l’officier, en se rejetant en arrière dans son fauteuil. «Vous n’allez pas me dire le contraire.»
Le citoyen Peyrol dédaigna de prendre une attitude défensive. Il se contenta de déclarer d’un ton neutre qu’il avait remis sa prise, dans les règles, au bureau de la Marine, et que pour ce qui était de son caractère, il possédait un certificat de civisme émanant de sa section. Il était patriote et avait droit à son congé. L’officier l’ayant renvoyé d’un signe de tête, il reprit son gourdin derrière la porte et sortit du bureau de la Marine avec le calme que donne une conscience tranquille. Son gros visage de type romain ne laissa rien paraître aux malheureux gratte-papier qui chuchotaient sur son passage. En parcourant les rues, il continua à regarder tout le monde dans les yeux comme il avait coutume de le faire; mais le soir même, il disparut de Toulon. Ce n’est pas qu’il eût peur de quoi que ce fût. Son esprit était aussi calme que l’expression naturelle de son visage coloré. Personne ne pouvait savoir ce qu’avaient été ses quarante et quelques années de vie en mer, à moins qu’il ne voulût bien en parler lui-même. Et il n’avait pas l’intention d’en dire plus là-dessus qu’il n’en avait dit à cet indiscret capitaine avec son bandeau sur l’œil. Mais il ne voulait pas avoir d’ennuis, pour certaines autres raisons; il ne voulait surtout pas qu’on l’envoyât peut-être servir dans l’escadre que l’on équipait alors à Toulon. Aussi, à la tombée du jour, franchit-il la porte qui donnait sur la route de Fréjus, dans une carriole haute sur roues et qui appartenait à un fermier connu dont l’habitation se trouvait sur cette route. Son bagage fut descendu et empilé à l’arrière de la carriole par quelques va-nu-pieds patriotes qu’il engagea dans la rue à cet effet. La seule imprudence qu’il commit fut de payer leurs services d’une bonne poignée d’assignats. Mais de la part d’un marin aussi prospère cette générosité n’était pas, après tout, bien compromettante. Il se hissa lui-même dans la voiture, en escaladant la roue avec tant de lenteur et d’efforts que le fermier ne put manquer de lui dire amicalement: «Ah! nous ne sommes plus aussi jeunes qu’autrefois, vous et moi. – Et en outre j’ai une blessure gênante», répondit le citoyen Peyrol, en se laissant tomber lourdement sur le siège. Ainsi, de carriole en carriole, transporté pour rien d’un bout à l’autre, cahoté dans un nuage de poussière, entre des murs de pierre, par de petits villages qu’il connaissait au temps de son enfance, au milieu d’un paysage de collines pierreuses, de rochers pâles et d’oliviers au vert poussiéreux, Peyrol fit route sans encombre jusqu’au moment où il débarqua maladroitement dans une cour d’auberge aux abords d’Hyères. Le soleil se couchait à sa droite. Près d’un sombre bouquet de pins dont les troncs étaient d’un rouge sang au couchant, Peyrol aperçut un chemin défoncé qui se détachait en direction de la mer.
C’est à cet endroit qu’il avait décidé d’abandonner la grand-route. Avec ses élévations couvertes de bois sombres, ses étendues plates, dénudées et pierreuses, et ses buissons noirs sur la gauche, chaque trait de ce pays avait pour lui la séduction d’une sorte d’étrange familiarité; car rien de tout cela n’avait changé depuis le temps de son enfance. Les ornières mêmes, profondément marquées par les carrioles dans le sol pierreux, avaient conservé leur physionomie; et au loin, comme un fil bleu, n’apercevait-on pas la mer dans la rade d’Hyères, et plus loin encore, un renflement massif de couleur indigo qui était l’île de Porquerolles [9]. Il avait dans l’idée qu’il était né à Porquerolles, mais il ne le savait pas vraiment. La notion d’un père était absente de sa mentalité. Le seul souvenir qu’il eût conservé de ses parents, c’était celui d’une femme grande, maigre, brune, en haillons, qui était sa mère. Mais c’est qu’à l’époque ils travaillaient ensemble dans une ferme sur le continent. Il avait le souvenir fragmentaire d’avoir vu sa mère faire la cueillette des olives, épierrer les champs ou manier une fourche à fumier comme un homme, infatigable et farouche, des mèches de cheveux gris flottant autour de son visage osseux: et il se revoyait courant, pieds nus, derrière un troupeau de dindons, sans presque rien sur le dos. Le soir, par bonté le fermier les laissait dormir dans une espèce d’étable en ruine et qui n’était abritée que d’une moitié de toit; ils s’étendaient l’un près de l’autre sur le peu de paille séchée qui couvrait le sol. Et c’est sur une poignée de paille que pendant deux jours sa mère s’était débattue, en proie à la maladie, et qu’elle était morte la nuit. Dans les ténèbres, son silence, son visage glacé lui avaient fait une peur épouvantable. Il supposait qu’on l’avait enterrée, mais il n’en était pas sûr, car, fou de terreur, il s’était enfui et ne s’était arrêté que dans un village proche de la mer nommé Almanarre [10], où il s’était caché sur une tartane [11] sans personne à bord. Il s’était réfugié dans la cale, parce que des chiens l’avaient effrayé sur le rivage. Il trouva là un tas de sacs vides, qui lui firent une couche luxueuse, et exténué il s’endormit comme une souche. Au cours de la nuit l’équipage revint à bord et l’on fit voile pour Marseille. Ç’avait été une autre peur épouvantable, lorsqu’il s’était vu hissé sur le pont par la peau du cou et qu’on lui avait demandé qui diable il était et ce qu’il était venu faire là. Il n’y avait pas cette fois moyen de s’enfuir. Rien que de l’eau tout autour de lui et le monde entier – y compris la côte assez proche -, qui dansait de façon fort inquiétante. Trois hommes barbus l’entouraient: il leur expliqua tant bien que mal qu’il travaillait chez Peyrol. Peyrol était le nom du fermier. L’enfant ignorait qu’il en eût un lui-même. D’ailleurs il ne savait guère parler aux gens; ceux-ci n’avaient pas dû bien le comprendre. Toujours est-il que le nom de Peyrol lui était resté pour la vie.
Là se bornaient ses souvenirs du pays natal, submergés par d’autres souvenirs, comprenant une multitude d’impressions d’océans sans fin, du canal de Mozambique [12] d’Arabes et de nègres, de Madagascar, de la côte de l’Inde, d’îles, de détroits et de récifs, de combats en mer, de bagarres à terre, de massacres forcenés, et de soifs également forcenées, d’une succession de navires de toutes sortes: navires marchands, frégates ou corsaires, d’hommes intrépides et d’énormes bamboches. Au cours des années il avait appris à parler intelligiblement et à penser de façon suivie, et même à lire et à écrire plus ou moins bien. Le nom du fermier Peyrol, attaché à sa personne par son incapacité à expliquer clairement son identité, acquit une espèce de réputation, ouvertement dans les ports d’Orient, et aussi secrètement, parmi les Frères-de-la-Côte, cette singulière fraternité dont la constitution avait un léger élément maçonnique et un fort élément de piraterie. Doublant le cap des Tempêtes, qui est aussi celui de Bonne-Espérance [13], les mots République, Nation, Tyrannie, Égalité et Fraternité, et le culte de l’Être suprême étaient arrivés voguant sur des navires venus de France: nouveaux slogans, nouvelles idées qui n’avaient pas troublé l’intelligence lentement développée du canonnier Peyrol. C’étaient, semblait-il, des inventions de ces terriens dont Peyrol le marin ne savait pas grand-chose, et même pour ainsi dire rien. Maintenant, après cinquante ans ou presque de vie maritime légale et illégale, le citoyen Peyrol, à la barrière d’une auberge de campagne, contemplait le théâtre de sa lointaine enfance. Il le contemplait sans animosité, mais un peu perplexe quant à sa situation parmi les traits du paysage: «Oui, ce doit être quelque part dans cette direction», pensait-il vaguement. Non, décidément il n’irait pas plus loin sur la grand-route… À quelques pas de là, la patronne de l’auberge l’observait, favorablement impressionnée par les habits soignés, les larges joues bien rasées, l’air prospère de ce marin: tout à coup Peyrol l’aperçut. Avec sa figure brune, son expression anxieuse, ses boucles grises et son apparence rustique, elle aurait pu être sa mère, telle qu’il se la rappelait; la femme, toutefois, n’était pas en haillons.
[9] Située au sud de la presqu’île de Giens.