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Jusqu’à ces temps derniers, Peyrol ne s’était guère inquiété de l’état d’esprit de ceux avec qui il vivait. Maintenant, au contraire, il se demandait quelles pouvaient bien être les pensées de ce patriote ex-terroriste, de cet être sanguinaire et extrêmement pauvre qui jouait le rôle de patron de la ferme d’Escampobar. Mais lorsque le citoyen Scevola leva enfin la tête pour prendre une longue gorgée de vin, rien d’imprévu n’apparut sur ce visage auquel ses vives couleurs donnaient une telle ressemblance avec un masque peint. Leurs regards se croisèrent.

«Sacrebleu!» s’écria Peyrol à la fin, «si vous ne dites jamais rien à personne, comme cela, vous finirez par ne plus savoir parler.»

Le patriote se mit à sourire dans les profondeurs de sa barbe, un sourire qui faisait toujours à Peyrol, pour une raison ou une autre, peut-être par simple prévention, l’effet de ressembler à la grimace défensive d’un petit animal sauvage qui aurait peur d’être cerné.

«De quoi voulez-vous qu’on parle? rétorqua-t-il. Vous vivez avec nous; vous n’avez pas bougé d’ici; je suppose que vous avez dû compter les grappes de raisin dans l’enclos et les figues sur le figuier contre le mur à l’ouest, plus d’une fois…»

Il s’arrêta pour prêter l’oreille au silence absolu qui régnait dans la salle, puis il reprit, en élevant légèrement la voix: «Vous et moi, nous savons tout ce qui se passe ici.»

Peyrol plissa le coin de ses yeux en lançant un regard aigu et pénétrant. Catherine, qui desservait, se conduisait comme si elle avait été complètement sourde. On eût dit que son visage, couleur de noix, aux joues et aux lèvres affaissées, était sculpté, tant ses fines rides demeuraient prodigieusement immobiles. Son maintien était droit, ses mains vives. «On n’a pas besoin de parler de la ferme, dit Peyrol. Vous n’avez appris aucune nouvelle, ces temps derniers?»

Le patriote secoua la tête avec violence. Il avait horreur des nouvelles publiques. Tout était perdu. Le pays était mené par des parjures et des renégats. Toutes les vertus patriotiques étaient mortes. Il frappa la table du poing, puis resta aux aguets comme si le coup avait pu éveiller un écho dans la maison silencieuse. Nulle part on n’entendait le moindre bruit. Le citoyen Scevola soupira; il pensait être le dernier des patriotes et, même dans sa retraite, sa vie n’était pas en sûreté.

«Je sais, dit Peyrol. J’ai vu toute l’affaire de ma fenêtre. Vous savez courir comme un lièvre, citoyen.

– Fallait-il donc me laisser sacrifier par ces brutes superstitieuses?» répliqua le citoyen Scevola d’une voix aiguë et avec une indignation sincère que Peyrol observa avec froideur. C’est à peine s’il put l’entendre murmurer: «Peut-être aurait-il autant valu que je laisse ces chiens de réactionnaires me tuer cette fois-là!»

La vieille femme qui faisait la vaisselle sur l’évier jeta un regard inquiet vers la porte de la salle.

«Non!» s’écria le solitaire sans-culotte. «Ce n’est pas possible! Il doit rester en France des tas de patriotes. Le feu sacré n’est pas éteint!»

Un instant on eût dit d’un homme, la tête couverte de cendre [57], le cœur plein de désolation. Ses yeux en amande semblaient ternes, éteints. Au bout d’un moment il jeta à Peyrol un regard de côté, comme pour juger de l’effet, et se mit à déclamer d’une voix sourde et en ayant l’air de répéter un discours pour lui seuclass="underline" «Non! ce n’est pas possible! Un jour viendra où la tyrannie sera ébranlée et où le moment sera venu de l’abattre de nouveau. Nous descendrons dans la rue par milliers, et… ça ira!»

Ces mots, et même l’énergie passionnée de son intonation, laissèrent Peyrol insensible. La tête appuyée sur sa forte main brune, il pensait si visiblement à autre chose que le faible esprit de combativité terroriste s’effondra dans le cœur solitaire du citoyen Scevola. Le reflet du soleil dans la cuisine fut obscurci par la silhouette du pêcheur de la lagune qui, dans l’encadrement de la porte, balbutiait un timide salut à la compagnie. Sans changer de position, Peyrol tourna les yeux vers lui avec curiosité. Catherine, tout en s’essuyant les mains à son tablier, remarqua: «Vous arrivez tard pour dîner, Michel.» Il entra, prit des mains de la vieille femme une écuelle et un gros morceau de pain et les emporta aussitôt dans la cour. Peyrol et le sans-culotte se levèrent de table. Ce dernier, en homme qui ne sait plus où il est, passa brusquement dans le corridor, tandis que Peyrol, évitant le regard inquiet de Catherine, se dirigeait vers la cour de derrière. Par la porte ouverte de la salle, il aperçut Arlette qui, assise toute droite, les mains sur les genoux, regardait quelqu’un qu’il ne pouvait voir, mais qui ne pouvait être que le lieutenant Réal.

Dans la chaleur et la lumière écrasantes de la cour, les poulets, par petits groupes, faisaient la sieste sur des taches d’ombre. Peyrol, lui, ne prenait pas garde au soleil. Michel, qui mangeait son dîner sous le toit en pente de la remise, posa par terre son écuelle et rejoignit son maître près du puits qu’entourait un petit mur de pierre et que surmontait un arceau de fer forgé sur lequel un figuier sauvage avait poussé un maigre rejeton. Après la mort de son chien le pêcheur avait abandonné la lagune salée, laissant sa barque pourrir, exposée sur ce sinistre rivage et ses filets serrés dans sa cabane obscure. Il ne voulait pas avoir d’autre chien, et d’ailleurs, qui lui en aurait donné un? Il était le dernier des hommes. Il fallait bien que quelqu’un fût le dernier. Il n’y avait pas place pour lui dans la vie du village. Aussi, un beau matin, était-il monté à la ferme pour y voir Peyrol ou plus exactement pour se faire voir par Peyrol. C’était absolument le seul espoir de Michel. Il s’était assis sur une pierre devant la barrière d’entrée, avec un petit balluchon qui consistait principalement en une vieille couverture, et un bâton recourbé, qu’il avait posé sur le sol près de lui. Il avait ainsi l’air de la créature la plus abandonnée, la plus douce et la plus inoffensive de la terre. Peyrol avait écouté gravement le récit confus qu’il lui fit de la mort du chien. Personnellement, il ne se serait pas fait un ami d’un chien comme celui de Michel, mais il comprenait très bien que l’homme eût quitté brusquement sa misérable installation au bord de la lagune. Et quand Michel eut terminé par ces mots: «Je me suis dit que j’allais monter ici», Peyrol, sans attendre une requête plus explicite, lui avait dit: «Très bien. Je te prends comme équipage», et il lui avait montré le sentier qui descendait à la mer. Et comme Michel, ramassant son paquet et son bâton, s’en allait sans attendre d’autres instructions, il lui avait crié: «Tu trouveras un pain et une bouteille de vin dans le coffre arrière, pour casser la croûte.»

Telles furent les seules formalités de l’engagement de Michel comme «équipage», à bord du bateau de Peyrol. Celui-ci, sans perdre de temps, avait effectivement voulu réaliser son dessein de posséder en propre un bâtiment capable de prendre la mer. Il n’était pas facile de trouver quelque chose de convenable. La population misérable de Madrague, minuscule hameau de pêcheurs qui fait face à Toulon, n’avait rien à vendre. D’ailleurs, Peyrol n’avait que mépris pour ce qu’ils possédaient dans ce genre. Il eût tout aussi volontiers acheté un catamaran fait de trois billes de bois liées avec du rotin, qu’une de leurs barques; mais il y avait, solitaire et bien en évidence sur la grève, posée sur le côté dans une attitude de mélancolie fatiguée, une tartane à deux mâts dont les cordages, blanchis par le soleil, pendaient en festons et dont les mâts desséchés montraient de longues fissures. On ne voyait jamais personne faire la sieste à l’ombre de sa coque sur laquelle les mouettes de la Méditerranée se trouvaient fort à leur aise. Elle avait l’air d’une épave rejetée assez haut sur la grève par une mer dédaigneuse. Peyrol, qui l’avait d’abord examinée de loin, vit que le gouvernail était encore en place. Il en parcourut des yeux le corps et se dit qu’un bâtiment ayant des lignes pareilles devait tenir la mer. Cette tartane était beaucoup plus grande que tout ce qu’il avait envisagé, mais sa dimension même exerçait une fascination. Il eut l’impression que toutes les côtes de la Méditerranée seraient à sa portée, les Baléares [58] et la Corse, la côte barbaresque [59] et l’Espagne. Peyrol avait navigué des milliers de lieues sur des bâtiments qui n’étaient pas plus gros. Derrière son dos un groupe de femmes de pêcheurs, maigres et tête nue, avec un essaim d’enfants en guenilles pendus à leurs jupes, considéraient en silence le premier étranger qu’elles eussent vu depuis des années.

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[57] Expression biblique fréquente (voir par exemple Esth., IV, 1); la coutume d’exprimer par la cendre la tristesse et le deuil est répandue dans tout l’Orient.

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[58] Le narrateur donne à ces îles leur nom français de Baléares; en anglais on les appelle Balearies.

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[59] Barbarie, ou États barbaresques; nom donné autrefois aux régions de l’Afrique du Nord situées à l’ouest de l’Égypte.