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À lui seul il fit tout le nettoyage. Puis il s’occupa avec amour d’équiper la tartane. Il n’avait pas perdu ses habitudes d’activité. Il fut heureux d’avoir quelque chose à faire. Cette tâche lui convenait et avait tout l’air de préparatifs de voyage; c’était un agréable rêve et qui chaque soir lui donnait la satisfaction d’avoir accompli quelque chose en vue de ce but illusoire. Il monta des apparaux neufs, gratta lui-même les mâts, balaya, lava, peignit sans l’aide de personne, travaillant assidûment, avec espoir, comme s’il se fût préparé à s’enfuir d’une île déserte; dès que la cabine, ce petit trou noir, eut été nettoyée et remise en état, il prit l’habitude de venir coucher à bord. Il ne monta à la ferme qu’une seule fois, pour deux jours, comme pour se donner un congé. Il l’employa surtout à observer Arlette. Elle était peut-être le premier être humain problématique qu’il eût jamais rencontré. Il n’avait pas de mépris pour les femmes. Il les avait vues aimer, souffrir, subir, se révolter, et même combattre pour la patrie, tout à fait comme des hommes. En règle générale, avec les hommes comme avec les femmes, il fallait se tenir sur ses gardes, mais à certains égards on pouvait avoir davantage confiance dans les femmes. À vrai dire, les femmes de son pays lui étaient moins familières que toute autre espèce. Il avait toutefois tiré de son expérience de nombreuses races différentes l’idée vague que les femmes étaient partout assez semblables les unes aux autres. Celle-ci était une créature qu’on pouvait aimer. Elle lui faisait l’effet d’un enfant et éveillait en lui une sorte d’émotion intime dont il n’avait pas pensé jusqu’alors qu’elle pût exister toute seule chez un homme, et dont le caractère désintéressé le surprenait. «Serait-ce que je me fais vieux?» se demanda-t-il tout à coup, un soir qu’assis sur le banc contre le mur il regardait droit devant lui, après qu’Arlette eut traversé son champ de vision.

Il se sentait lui-même observé par Catherine qu’il avait surprise à le regarder à la dérobée dans les encoignures ou par l’entrebâillement des portes. De son côté, il la regardait ouvertement, sans ignorer l’impression qu’il lui produisait: un mélange de curiosité et de crainte. Il avait l’idée qu’elle ne voyait pas d’un mauvais œil sa présence à la ferme où, il s’en rendait compte, elle était loin d’avoir la vie facile. Et cela non pas parce qu’elle avait toute la charge du ménage. C’était une femme à peu près du même âge que lui, droite comme un i, mais dont le visage était tout ridé. Un soir qu’ils étaient assis seuls, dans la cuisine, Peyrol lui dit: «Vous avez dû être jolie fille dans votre temps, Catherine. C’est singulier que vous ne vous soyez jamais mariée.»

Elle se tourna vers lui sous le grand manteau de la cheminée, et parut frappée de stupeur, incrédule, interdite, si bien que Peyrol, un peu vexé, s’écria: «Eh bien! qu’y a-t-il? Si le vieux bourricot dans la cour s’était mis à parler, vous n’auriez pas l’air plus surpris. Vous ne pouvez pas nier que vous avez été jolie fille.»

Elle se remit de son émotion pour lui dire: «Je suis née ici, j’ai grandi ici, et je me suis résolue tôt dans ma vie à mourir ici.

– Drôle d’idée à se mettre dans la tête pour une jeune fille, fit Peyrol.

– Ce n’est pas un sujet de conversation convenable», reprit la vieille femme en se baissant pour prendre un pot de terre sur les braises. «Je ne pensais pas alors», continua-t-elle, le dos tourné à Peyrol, «que je vivrais bien longtemps. Quand j’avais dix-huit ans, je suis tombée amoureuse d’un prêtre.

– Ah! bah!» s’écria Peyrol à mi-voix. «C’était alors que j’ai imploré la mort», poursuivit-elle d’un ton tranquille. «J’ai passé des nuits à genoux, là-haut, dans la chambre où vous habitez maintenant. Je fuyais tout le monde. On commençait à dire que j’étais folle. Nous avons toujours été détestés par la racaille des environs. Ces gens ont des langues empoisonnées. On m’avait surnommée: «la fiancée du prêtre». Oui, j’étais jolie, mais qui donc aurait fait attention à moi, même si je l’avais souhaité? Ma seule chance fut d’avoir pour frère un homme admirable. Il comprenait. Il ne disait pas un mot, mais quelquefois, quand nous étions seuls, sans même que sa femme fût présente, il posait doucement sa main sur mon épaule. Depuis lors, je ne suis jamais retournée à l’église, et je n’y retournerai jamais. Mais je n’ai plus rien contre Dieu maintenant.»

Son attitude ne donnait plus aucun signe de méfiance ou d’inquiétude. Elle se tenait droite comme une flèche devant Peyrol et le regardait avec une expression confiante. Le vieux forban n’était pas encore en état de parler. Il se contenta de hocher la tête à deux reprises et Catherine se détourna pour aller mettre le pot à rafraîchir sur l’évier. «Oui, j’ai eu envie de mourir. Mais je ne suis pas morte et, maintenant, j’ai quelque chose à faire», dit-elle en s’asseyant près de l’âtre et en se prenant le menton dans la main. «Et je pense que vous savez ce que c’est», ajouta-t-elle.

Peyrol se leva lentement. «Enfin! Bonsoir, lui dit-il, je descends à Madrague. Je veux me remettre au travail sur la tartane dès le petit jour.

– Ne me parlez pas de cette tartane! Elle a emporté mon frère pour toujours. Je suis restée sur le rivage à regarder ses voiles diminuer de plus en plus. Ensuite je suis remontée toute seule à la ferme.»

Remuant avec calme ses lèvres fanées qu’aucun amoureux, qu’aucun enfant n’avait jamais embrassées, la vieille Catherine raconta à Peyrol les jours, les nuits d’attente, avec le canon lointain qui grondait à ses oreilles. Elle avait passé des heures, assise sur le banc dehors à attendre des nouvelles, à regarder des lueurs sur le ciel, à écouter l’éclatement sourd des coups de canon qui arrivait par-dessus l’eau. Et puis, un soir, ç’avait été comme la fin du monde. Le ciel était tout illuminé, la terre tremblait sur ses fondements et il lui sembla que la maison chancelait, si bien qu’elle se leva en sursaut de son banc et se mit à crier de terreur. Cette nuit-là, elle ne s’était pas couchée du tout. Le lendemain elle vit la mer couverte de voiles et un nuage de fumée noire et jaune au-dessus de Toulon. Un homme qui montait de Madrague lui dit qu’il croyait que toute la ville avait sauté. Elle alla lui chercher une bouteille de vin et il l’aida ce soir-là à donner la pâture aux bêtes. Avant de redescendre chez lui, il déclara qu’il ne pouvait plus rester âme qui vive à Toulon, parce que les quelques survivants seraient sûrement partis à bord des navires anglais. Près d’une semaine plus tard, elle somnolait près du feu, lorsqu’elle fut réveillée par un bruit de voix au-dehors et elle aperçut, debout au milieu de la salle, pâle comme une morte au sortir de la tombe, une couverture tachée de sang sur les épaules et un bonnet rouge sur la tête, une petite fille terrible à voir, dans laquelle elle reconnut soudain sa nièce. Terrifiée, elle se mit à crier: «François, François!» C’était le nom de son frère, et elle le crut dehors. Son cri effraya l’enfant qui s’enfuit par la porte. Tout, au-dehors, était tranquille. Elle cria une fois encore: «François!», puis, ayant, en chancelant, gagné la porte, elle vit sa nièce se cramponner à un inconnu, coiffé d’un bonnet rouge, un sabre au côté et qui hurlait avec agitation: «Vous ne reverrez plus François. Vive la République!»