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«J’ai reconnu le fils Bron [63], continua Catherine. Je connaissais ses parents. Au début des troubles, il était parti de chez lui pour suivre la Révolution. Je marchai droit vers lui et j’éloignai la fille de son côté. Il n’y eut pas à la cajoler beaucoup; elle m’avait toujours aimée», poursuivit-elle, en se levant de son tabouret et en se rapprochant un peu de Peyrol. «Elle se rappelait bien sa tante Catherine. J’arrachai l’horrible couverture de ses épaules. Ses cheveux étaient collés par le sang, ses vêtements en étaient tout tachés. Je la menai en haut. Elle était aussi faible qu’un petit enfant. Je la déshabillai et l’examinai des pieds à la tête. Elle n’avait aucune blessure. J’en étais sûre, mais de quoi d’autre pouvais-je être sûre? Je n’arrivais pas à comprendre ce qu’elle me marmottait. Sa voix même me bouleversait. Elle tomba de sommeil aussitôt que je l’eus mise dans mon lit et je restai plantée là à la regarder, à demi folle à la pensée de toutes les épreuves par lesquelles cette enfant avait dû être traînée. Quand je suis redescendue, j’ai trouvé ce propre-à-rien dans la maison. Il parcourait la salle en vociférant, en débitant des inepties et des vantardises, tant et si bien que j’ai fini par penser que tout cela n’était qu’un affreux rêve. La tête me tournait. Il prétendait avoir des droits sur l’enfant et Dieu sait quoi. J’ai eu l’impression de comprendre des choses qui me faisaient dresser les cheveux sur la tête. Je me tordais les mains de toutes mes forces, de peur de devenir folle.

– Il vous a fait peur», dit Peyrol en la regardant fixement. Catherine, de nouveau, se rapprocha.

«Quoi? Le fils Bron, me faire peur! Il était la risée de toutes les filles, quand il musardait parmi les gens devant l’église, les jours de fête, du temps du roi. Tout le pays le connaissait. Non! Ce que je me disais, c’est qu’il ne fallait pas le laisser me tuer. Il y avait là-haut l’enfant que je venais de lui arracher et j’étais là toute seule avec cet homme armé d’un sabre, sans pouvoir mettre la main même sur un couteau de cuisine [64].

– Il est donc resté, dit Peyrol.

– Que vouliez-vous que je fasse?» demanda Catherine d’un ton ferme. «Il avait ramené l’enfant de cet abattoir. Il me fallut du temps pour me faire une idée de ce qui s’était passé. Je ne sais pas encore tout et je suppose que je ne saurai jamais tout. Au bout de quelques jours j’ai été un peu rassurée pour Arlette, mais elle a été longtemps sans vouloir parler et quand elle s’y est mise, ça ne m’apprenait jamais rien. Qu’aurais-je fait toute seule! Il n’y avait personne que je puisse condescendre à appeler à mon aide. Nous autres gens d’Escampobar, nous n’avons jamais été bien vus par les paysans d’ici, dit-elle avec orgueil. Et voilà tout ce que je peux vous dire.»

La voix lui manqua. Elle se rassit sur le tabouret et se prit le menton dans la paume de sa main. Comme Peyrol quittait la maison pour se rendre au hameau, il vit Arlette et le patron tournant le coin du mur de la cour, marchant côte à côte, mais comme s’ils s’ignoraient l’un l’autre.

Cette nuit-là il dormit à bord de la tartane remise en état et au lever du soleil il était déjà au travail sur la coque. Il avait désormais cessé d’être un objet de contemplation effrayée pour les habitants du hameau qui gardaient pourtant encore une attitude méfiante. Son seul intermédiaire pour communiquer avec eux était le misérable infirme. Cet homme fut, à vrai dire, la seule compagnie de Peyrol tout le temps qu’il travailla sur la tartane, il avait plus d’activité, d’audace et d’intelligence, semblait-il à Peyrol, que tout le reste des habitants réunis. Le matin de bonne heure, on pouvait le voir, balancé comme un pendule entre ses béquilles, qui s’avançait vers la coque sur laquelle Peyrol était déjà au travail depuis une heure environ. Peyrol lui lançait alors un solide bout de filin et l’infirme, posant ses béquilles contre le flanc de la tartane, hissait sa misérable petite carcasse toute rabougrie au-dessous de la taille, à la force du poignet avec une extrême facilité. Une fois là-haut, assis sur le petit pont avant, adossé au mât, croisant devant lui ses petites jambes minces et tordues, il tenait compagnie à Peyrol, lui parlant d’un bout à l’autre de la tartane en forçant la voix, et partageant, comme de plein droit, son repas de midi, puisque c’était lui, l’infirme, qui généralement apportait les provisions dans un drôle de petit panier plat suspendu à son cou. Ainsi les heures de travail se trouvèrent-elles abrégées par des remarques sagaces et des racontars sur les gens du cru. Comment l’infirme en était-il informé, il était difficile de l’imaginer et le flibustier n’était pas assez au courant des superstitions européennes pour le soupçonner de s’envoler, la nuit, à cheval sur un manche à balai, comme une sorte d’équivalent masculin d’une sorcière – car il y avait, dans ce fragment rabougri d’humanité, quelque chose de mâle qui avait frappé Peyrol dès l’abord. Sa voix même avait un accent mâle et le caractère de ses cancans n’avait rien de féminin. Il avait bien dit à Peyrol qu’on l’emmenait parfois en carriole dans les environs jouer du violon aux mariages ou autres réjouissances; mais cela n’était pas une explication suffisante et il avoua lui-même qu’on n’avait guère eu d’occasions de ce genre pendant la Révolution quand les gens ne se souciaient pas d’attirer l’attention sur eux et que tout se faisait à la sauvette. Il n’y avait pas de prêtre pour officier aux mariages, et sans cérémonies, comment aurait-il pu y avoir de réjouissances? Les enfants, bien sûr, naissaient comme auparavant, mais il n’y avait pas de baptêmes; et les gens s’étaient mis à avoir en quelque sorte un drôle d’air. La contenance des gens avait un peu changé, et même les garçons et les filles avaient l’air d’avoir quelque chose qui leur pesait sur l’esprit.

Peyrol, occupé à une chose ou une autre et sans paraître y prêter grande attention, l’écoutait raconter l’histoire de la Révolution, comme on écouterait quelque intelligent insulaire de l’autre bout du monde parler des rites sanguinaires et des espérances stupéfiantes d’une religion inconnue du reste de l’humanité. Mais les propos de cet infirme avaient quelque chose de mordant qui mettait une certaine confusion dans ses pensées. Le sarcasme était un mystère qu’il ne saisissait pas. Un jour qu’assis tous deux sur le pont avant, ils mâchonnaient le pain et les figues de leur repas de midi, Peyrol dit à son ami l’infirme:

«Il devait bien y avoir quelque chose là-dedans, mais ça ne semble pas vous avoir apporté grand-chose, à vous autres, par ici.

– Sûr», répliqua avec vivacité le petit bout d’homme, «que ça ne m’a pas redressé le dos ni donné une paire de jambes comme les vôtres!»

Peyrol, qui venait de laver la cale et dont le pantalon était relevé au-dessus du genou regarda ses mollets avec complaisance. «Vous ne pouviez guère vous attendre à cela! remarqua-t-il avec simplicité.

– Ah! mais vous ne savez pas à quoi s’attendaient ou prétendaient s’attendre des gens au corps bien fait, dit l’infirme. On allait tout changer. Tout le monde allait attacher ses chiens avec des saucisses pour le principe.» Son long visage, qui avait au repos cette expression de souffrance particulière aux infirmes, s’éclaira d’une énorme grimace. «Ils doivent se trouver joliment refaits maintenant, ajouta-t-il, et naturellement ça les contrarie, mais pas moi. Je n’en ai jamais voulu ni à mon père ni à ma mère. Tant que ces pauvres vieux ont vécu, je n’ai jamais eu faim, enfin pas très faim. Ils ne pouvaient guère être fiers de moi.» Il se tut et sembla se considérer lui-même intérieurement. «Je ne sais pas ce que j’aurais fait à leur place. Quelque chose de très différent. Mais c’est que, voyez-vous, je sais ce que c’est d’être comme je suis. Eux ne pouvaient pas le savoir, bien sûr, et je ne crois pas que ces pauvres gens aient eu beaucoup d’esprit. Un prêtre d’Almanarre, – Almanarre est une espèce de village là-haut où il y a une église…»

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[63] Dans le texte, the son Bron est une forme calquée – sans doute à dessein – sur le français.

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[64] Conrad semble penser que le couteau de cuisine est l’arme naturelle de la femme (voir par exemple la fin du chapitre XI de L’Agent secret).