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Peyrol l’interrompit pour lui dire qu’il n’ignorait rien d’Almanarre. C’était là simple illusion de sa part, vu qu’en réalité il connaissait beaucoup moins Almanarre que Zanzibar ou n’importe quel village de pirate, de là jusqu’au cap Guardafui [65]. Et l’infirme le regarda de ses yeux bruns qui avaient une tendance naturelle à regarder vers le haut.

«Comment, vous connaissez!… Pour moi», reprit-il d’un ton tranquille et décidé, «vous êtes un homme tombé du ciel. Donc, un prêtre d’Almanarre est venu les enterrer, un bel homme avec une figure grave, le plus bel homme que j’aie jamais vu depuis lors, jusqu’à ce que vous débarquiez ici. On racontait l’histoire d’une fille qui était tombée amoureuse de lui quelques années auparavant. J’étais assez vieux alors pour avoir entendu une partie de l’histoire, mais ça n’y change rien. D’ailleurs, bien des gens ne voulaient pas y croire.»

Peyrol, sans regarder l’infirme, essayait de s’imaginer quelle sorte d’enfant il avait bien pu être, quelle sorte de jeune homme. Le flibustier avait vu d’horribles difformités, d’épouvantables mutilations qui étaient l’œuvre de la cruauté humaine, mais c’était chez des gens à la peau sombre. Et cela faisait une grande différence. Mais ce qu’il avait vu et entendu raconter depuis son retour au pays natal, les récits, les faits, et les visages aussi, touchaient sa sensibilité avec une force particulière, parce qu’il avait tout à coup senti qu’après une vie entière passée parmi des Indiens, des Malgaches [66], des Arabes, des moricauds de toutes sortes, il appartenait vraiment à cet endroit, à cette terre et qu’il n’avait échappé que d’un cheveu à ces atrocités. Son compagnon mit fin à un moment de silence significatif qui semblait avoir été occupé par des pensées assez semblables aux siennes, en disant:

«Tout cela se passait du temps du roi. Ils ne lui ont coupé la tête que quelques années plus tard. Ça ne m’a pas rendu la vie plus facile, mais depuis que ces républicains ont déposé Dieu et l’ont flanqué à la porte de toutes les églises, je lui ai pardonné tous mes ennuis.

– Voilà qui est parler comme un homme», dit Peyrol. Seul l’aspect difforme du dos de l’infirme empêcha Peyrol de lui donner une tape cordiale. Il se leva pour se mettre à son travail de l’après-midi. Il consistait à faire un peu de peinture à l’intérieur du navire et du pont avant; l’infirme l’observait avec des yeux rêveurs et une expression ironique aux lèvres.

Ce ne fut que lorsque le soleil eut passé au-dessus du cap Cicié, qu’on voyait au-delà de l’eau comme un brouillard sombre dans la lumière, qu’il ouvrit la bouche pour demander: «Et qu’est-ce que vous avez l’intention de faire, citoyen?»

Peyrol répondit simplement que la tartane serait désormais en état d’aller n’importe où, dès qu’on l’aurait mise à l’eau.

«Vous pourriez aller jusqu’à Gênes et à Naples, et même plus loin, suggéra l’infirme.

– Beaucoup plus loin, dit Peyrol.

– Et c’est en vue d’un voyage que vous l’avez équipée comme cela?

– Certainement», dit Peyrol en manœuvrant son pinceau d’une main ferme.

«J’ai un peu l’impression que ce ne sera pas un long voyage.»

Peyrol ne ralentit pas le va-et-vient de son pinceau, mais ce ne fut pas sans un effort. Il s’était, en effet, découvert une indubitable répugnance à s’éloigner de la ferme d’Escampobar. Le désir d’avoir à lui un bâtiment en état de prendre la mer n’avait plus maintenant aucun rapport avec un désir de vagabondage. L’infirme avait raison. Le voyage de la tartane remise à neuf ne l’entraînerait pas très loin. Ce qui était surprenant c’était que l’infirme eût été si affirmatif à ce sujet. On aurait dit qu’il lisait dans la pensée des gens.

Ce fut tout une affaire que de mettre à l’eau la tartane rénovée; tout le monde, dans le hameau, y compris les femmes, y travailla toute une journée; et dans tout le cours de son obscure histoire, l’on n’avait jamais vu dans le hameau passer de main en main tant de piécettes. Balancé entre ses béquilles, l’infirme, du haut d’un petit monticule de sable, commandait toute la grève. C’est lui qui avait persuadé les villageois de prêter main-forte, et qui avait réglé les conditions de leur assistance. C’est lui aussi qui, par l’intermédiaire d’un colporteur d’aspect très minable (le seul qui fréquentât la presqu’île), s’était mis en relation avec des personnes riches de Fréjus qui avaient changé quelques-unes des pièces d’or de Peyrol contre de la monnaie courante. Il avait hâté le cours de l’aventure la plus intéressante et la plus passionnante de sa vie, et maintenant planté dans le sable sur ses deux béquilles, comme une balise, il en surveillait la dernière opération. Le flibustier, comme s’il allait se lancer sur une route d’un millier de milles, alla lui serrer la main et considéra une fois de plus ses bons yeux et son sourire ironique.

«Il n’y a pas à dire, vous êtes un homme.

– Ne me parlez pas comme cela, citoyen», fit l’infirme d’une voix qui tremblait. Jusqu’alors, suspendu entre ses deux bâtons, et les épaules à la hauteur des oreilles, il n’avait pas regardé du côté de Peyrol qui s’approchait. «C’est un trop grand compliment!

– Je vous dis, moi», insista Peyrol avec brusquerie, et comme si, pour la première fois, à la fin de sa vie de vagabondages, il venait de découvrir le peu d’importance des enveloppes mortelles [67], «je vous dis qu’il y a en vous de quoi faire un camarade qu’on aimerait avoir avec soi dans une mauvaise passe.»

Tout en s’éloignant de l’infirme pour se diriger vers la tartane autour de laquelle toute la population du hameau attendait ses ordres, les uns sur le rivage, d’autres dans l’eau jusqu’à la ceinture, tous avec des cordes dans les mains, Peyrol eut un léger frisson à la pensée qu’il aurait pu naître comme cela. Depuis qu’il avait remis le pied sur le sol natal, des pensées de ce genre le hantaient. Partout ailleurs, c’eût été impossible. Il n’aurait pu être comme aucun de ces moricauds, bons ou méchants, ou ordinaires, vigoureux ou infirmes, rois ou esclaves, mais ici, sur ce rivage du Midi dont il avait senti l’appel irrésistible en approchant du détroit de Gibraltar, au cours de ce qui lui était apparu comme son dernier voyage, chaque femme, maigre et assez âgée, aurait pu être sa mère; il aurait pu être n’importe lequel de ces Français, même un de ceux qu’il plaignait, même un de ceux qu’il méprisait. Depuis le sommet de sa tête jusqu’à la pointe de ses pieds, il sentit l’emprise de ses origines, tout en grimpant à bord de la tartane comme s’il allait faire un long et lointain voyage. En fait, il savait très bien qu’avec un peu de chance, ce voyage serait terminé dans une heure environ. Une fois la tartane mise à l’eau, la sensation d’être à flot lui étreignit le cœur. L’infirme avait convaincu quelques pêcheurs de Madrague d’aider le vieux Peyrol à conduire la tartane jusqu’à l’anse qui se trouvait au-dessous de la ferme d’Escampobar. Un soleil magnifique éclaira cette courte traversée et l’anse elle-même était inondée de lumière étincelante quand ils l’atteignirent. Les quelques chèvres d’Escampobar qui vagabondaient sur le flanc de la colline et prétendaient se nourrir là où aucune herbe n’était visible à l’œil nu, ne levèrent même pas la tête. Une douce brise mena la tartane, toute fraîche sous sa peinture neuve, face à une étroite crevasse taillée dans la falaise et qui donnait accès à un petit bassin, pas plus grand qu’une mare de village et qui se cachait au pied de la colline méridionale. C’est là que le vieux Peyrol, aidé des gens de Madrague qui avaient leur barque avec eux, remorqua son navire, le premier qu’il eût réellement jamais possédé.

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[65] De l’île de Zanzibar, au large de la côte orientale de l’Afrique (Tanzanie) jusqu’au cap Guardafui, à la pointe nord-est de la Somalie et à l’entrée du golfe d’Aden, il y a plus de 2 000 km.

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[66] Conrad appelle en anglais les Malgaches Malagashes; on dit aussi Malagasy.

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[67] Le texte dit mortal envelopes. Selon J.H. Stape, annotateur de The Rover pour l’Oxford University Press, cet emploi de envelope est un gallicisme de l’auteur.