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– Vraiment! Eh bien! peut-être que le vieux Peyrol est mort. En tout cas il s’est enterré ici.» Il fallait que le flibustier fût dans la plus grande instabilité de sentiments, car il passa en un éclair de la mélancolie à la fureur: «Et il a vécu assez paisible, jusqu’à ce que vous soyez venu renifler du côté de ce trou. J’ai eu plus d’une fois dans ma vie l’occasion de me demander si les chacals n’allaient pas avoir bientôt l’occasion de déterrer ma carcasse; mais voir un officier de marine venir gratter par ici, c’était bien la dernière chose…» De nouveau, il subit un changement. «Que venez-vous donc chercher ici?» murmura-t-il, l’air tout à coup abattu.

Le lieutenant se mit au diapason de ce discours. «Je ne viens pas déranger les morts», dit-il en se tournant franchement vers le flibustier qui après ses derniers mots avait les yeux fixés par terre. «Je veux parler au canonnier Peyrol.»

Peyrol, sans lever les yeux du sol, grommela: «Il n’est pas ici. Il est disparu. Allez revoir les papiers. Il s’est évanoui. Il n’y a personne ici.

– Voilà», dit le lieutenant Réal, sur un ton de conversation familière, «voilà qui est un mensonge. Il m’a parlé ce matin sur la falaise, tandis que nous regardions le navire anglais. Il est très renseigné à son sujet. Il m’a dit qu’il avait passé des nuits à faire des plans pour sa capture. Ça m’a l’air d’un homme qui a le cœur où il faut. Un homme de cœur. Vous le connaissez.»

Peyrol leva lentement sa grosse tête et regarda le lieutenant.

«Baste!» grogna-t-il. Ce fut un grognement pesant, et réservé. Son vieux cœur était remué, mais l’imbroglio était tel qu’il lui fallait se tenir sur ses gardes avec n’importe quel porteur d’épaulettes. Son profil conserva l’immobilité d’une tête frappée sur une médaille, tout en écoutant le lieutenant l’assurer que cette fois-ci il était venu à Escampobar exprès pour parler au canonnier Peyrol. S’il ne l’avait pas fait plus tôt, c’est que l’affaire était très confidentielle. Là-dessus le lieutenant s’arrêta; Peyrol ne fit aucun mouvement. Il se demandait intérieurement où le lieutenant voulait en venir. Mais le lieutenant semblait avoir changé de point de départ; son ton aussi s’était un peu modifié. Il était devenu plus concret.

«Vous m’avez dit que vous aviez étudié les mouvements de ce navire anglais. Eh bien! supposons par exemple, que la brise se lève, comme elle le fera vraisemblablement dans la soirée, pourriez-vous me dire où la corvette sera ce soir? Je veux dire, ce que son capitaine fera vraisemblablement.

– Non, je ne le peux pas, dit Peyrol.

– Mais vous m’avez dit que vous l’aviez observé minutieusement depuis des semaines. Il n’y a pas tant d’alternatives; en tenant compte du temps qu’il peut faire et de tout le reste, vous devriez pouvoir juger presque avec certitude.

– Non, répéta Peyrol. Le fait est que je ne peux pas.

– Vraiment? Eh bien! alors vous ne valez même pas un de ces vieux amiraux dont vous avez si mauvaise opinion. Pourquoi ne pouvez-vous pas?

– Je vais vous dire pourquoi», reprit Peyrol après un silence, le visage plus sculptural que jamais, «c’est que jusqu’alors mon gaillard n’est jamais venu si près d’ici. Je ne sais donc pas ce qu’il a en tête, et je ne peux, par conséquent, deviner ce qu’il va faire ensuite. Je pourrai peut-être vous le dire un autre jour, mais pas aujourd’hui. La prochaine fois que vous viendrez… pour voir le vieux canonnier.

– Non, il faut que ce soit cette fois-ci.

– Voulez-vous dire que vous allez passer la nuit ici?

– Pensiez-vous que j’étais ici en permission? Sachez que je suis ici en service commandé. Vous ne me croyez pas?»

Peyrol poussa un long soupir. «Si, je vous crois. Ainsi, ils ont idée de capturer cette corvette au lieu de la détruire. Et on vous envoie en service commandé. Eh bien! cela ne me facilite pas les choses, de vous voir ici.

– Vous êtes un drôle d’homme, Peyrol, fit le lieutenant. Je crois bien que vous voudriez me voir mort.

– Non. Simplement ailleurs. Mais vous avez raison. Peyrol n’a d’amitié ni pour votre visage, ni pour votre voix. Ces gens ont déjà fait assez de mal comme cela.»

Ils n’en étaient jamais venus jusqu’alors à une telle intimité. Ils n’eurent pas besoin de se regarder l’un l’autre. «Ah! Il ne peut pas contenir sa jalousie», pensa le lieutenant. Il n’y avait dans cette pensée ni mépris, ni méchanceté. C’était plutôt une sorte de désespoir. Il reprit doucement:

«Vous montrez les dents comme un vieux chien, Peyrol.

– J’ai eu plus d’une fois envie de vous sauter à la gorge», répondit l’autre dans une sorte de calme chuchotement. «Cela vous amuse encore plus.

– Cela m’amuse? Ai-je l’air gai?»

Peyrol, de nouveau, tourna lentement la tête pour poser sur lui un regard fixe et prolongé. Et de nouveau l’officier de marine et l’écumeur de mer se dévisagèrent avec une pénétrante et sombre franchise. Cette intimité de fraîche date ne pouvait aller plus loin.

«Écoutez-moi, Peyrol…

– Non, dit l’autre. Si vous voulez parler, parlez au canonnier.»

Quoiqu’il parût avoir adopté l’idée d’une double personnalité, le flibustier ne semblait pas beaucoup plus à son aise dans un rôle que dans l’autre. Des sillons de perplexité se creusèrent sur son front, et comme le lieutenant ne reprenait pas aussitôt la parole, Peyrol le canonnier lui demanda avec impatience:

«Ainsi, on songe à prendre vivant le navire?»

Il lui fut désagréable d’entendre le lieutenant lui répondre que ce n’était pas exactement ce que ses chefs à Toulon avaient dans l’esprit. Peyrol exprima immédiatement l’opinion que de tous les chefs ayant jamais existé dans la marine le citoyen Renaud était le seul qui valût quelque chose. Sans prendre garde à ce ton provocant, le lieutenant Réal ne laissa pas dévier la conversation.

«Ce que l’on veut savoir, c’est si cette corvette anglaise entrave beaucoup le trafic côtier.

– Non, dit Peyrol. Elle ne s’occupe aucunement des pauvres gens, à moins, je suppose, qu’un bateau n’adopte un comportement suspect. Je l’ai vue donner la chasse à un ou deux, mais, même ceux-là, elle ne les a pas retenus. Michel – vous connaissez Michel – a entendu dire par des gens de la côte qu’elle en avait capturé plusieurs à diverses reprises. Naturellement, à dire vrai, personne n’est en sûreté.

– Non, bien sûr. Mais je me demande maintenant ce que cet Anglais pourrait considérer comme un «comportement suspect».

– Ah! Voilà une vraie question. Vous ne savez pas comment sont les Anglais? Un jour accommodants et bons enfants, et le lendemain prêts à vous tomber dessus comme des tigres. Durs le matin, insouciants l’après-midi, sûrs seulement dans un combat, qu’ils soient avec vous ou contre vous; mais, pour le reste, absolument fantasques. Vous les croiriez un peu toqués, et pourtant il ne ferait pas bon se fier à cette idée-là non plus.»

Le lieutenant lui prêtant une oreille attentive, Peyrol arbora un front plus lisse et parla avec verve des Anglais comme s’il se fût agi d’une tribu étrange et très peu connue. «D’une certaine manière, déclara-t-il, la plus fine mouche parmi eux peut se laisser prendre avec du vinaigre, mais pas tous les jours.» Il hocha la tête, en se souriant légèrement à lui-même comme s’il lui revenait le souvenir d’une ou deux histoires cocasses.