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«Ce n’est pas quand vous étiez canonnier que vous avez acquis cette profonde connaissance des Anglais, remarqua sèchement le lieutenant.

– Vous y revoici, dit Peyrol. Et qu’est-ce que cela peut bien vous faire où j’ai appris tout cela? Supposons que je l’aie appris d’un homme mort à présent. Mettons que ce soit le cas.

– Je vois. Tout cela veut dire que ce n’est pas facile de savoir ce qu’ils ont derrière la tête.

– Non», dit Peyrol, puis il ajouta d’un ton bourru: «Et il y a des Français qui ne valent guère mieux. Je voudrais bien savoir ce que vous avez derrière la tête.

– Ce qu’il y a là, c’est une question de service, canonnier; voilà ce qu’il y a; et c’est une question qui n’a pas l’air de grand-chose à première vue mais qui, lorsque vous l’examinez, est à peu près aussi difficile à traiter convenablement que tout ce que vous avez jamais pu entreprendre de votre vie. Il faut croire que cela embarrasse les gros bonnets, puisqu’on a fait appel à moi. C’est vrai que je travaille à terre, à l’Amirauté, et que j’étais en évidence: on m’a montré l’ordre reçu de Paris. J’ai vu tout de suite la difficulté de la chose. Je l’ai fait remarquer et l’on m’a dit…

– De venir ici, interrompit Peyrol.

– Non. De prendre les dispositions nécessaires pour l’exécuter.

– Et vous avez commencé par venir ici. Vous venez toujours ici.

– J’ai commencé par chercher un homme», dit l’officier de marine, avec insistance.

Peyrol l’examina avec attention. «Vous voudriez me faire croire que dans toute la flotte vous n’auriez pas trouvé un homme?

– Je n’ai jamais pensé à en chercher un là. Mon chef est convenu avec moi que ce n’était pas une mission pour les hommes de la marine.

– Eh bien! ce doit être quelque chose d’assez vilain pour qu’un marin admette cela. Qu’est-ce que c’est que cet ordre? Je ne suppose pas que vous soyez venu ici sans être prêt à me le montrer.»

Le lieutenant plongea la main dans la poche intérieure de sa vareuse et la retira vide.

«Comprenez, Peyrol, dit-il gravement, qu’il ne s’agit pas d’une mission de combat. Nous ne manquons pas d’hommes capables pour cela. Il s’agit de jouer un tour à l’ennemi.

– Un tour?» dit Peyrol avec la gravité d’un juge. «C’est parfait. J’ai vu, dans l’océan Indien, Monsieur Surcouf [71] jouer des tours aux Anglais… Vu de mes yeux, ruses, stratagèmes et tous les trucs… C’est de bonne guerre.

– Certainement. L’ordre dans ce cas vient du Premier Consul lui-même, car il ne s’agit pas d’une petite affaire. Il s’agit de tromper l’amiral anglais!

– Quoi, le fameux Nelson? Ah! mais celui-là c’est un malin.»

Après avoir exprimé cette opinion, le vieux flibustier tira un mouchoir de soie de sa poche et, s’en étant essuyé la figure, répéta lentement: «Celui-là est un malin.»

Cette fois le lieutenant prit vraiment un papier dans sa poche et tout en disant: «J’ai copié cet ordre pour vous le montrer», le remit au flibustier qui le lui prit des mains avec un air incrédule.

Le lieutenant Réal regarda le vieux Peyrol qui tenait le papier à bout de bras, puis, pliant le bras, essayait d’ajuster la distance à sa vue, et il se demanda s’il l’avait copié en caractères assez gros pour que le canonnier Peyrol pût le déchiffrer aisément. L’ordre disait ceci: «Vous fabriquerez un paquet de dépêches et de prétendues lettres personnelles d’officiers contenant une claire affirmation, outre des allusions faites pour convaincre l’ennemi que la destination de la flotte que l’on arme actuellement à Toulon est l’Égypte, et, de façon générale, l’Orient. Vous expédierez ce paquet par mer sur un petit bâtiment quelconque faisant voile vers Naples, et vous ferez en sorte que ce bâtiment tombe aux mains de l’ennemi.» Le préfet maritime avait fait appeler Réal, lui avait montré le paragraphe de la lettre reçue de Paris, avait tourné la page et posé le doigt sur la signature «Bonaparte». Après lui avoir jeté un regard d’intelligence, l’amiral avait remis le papier sous clé dans un tiroir et la clé dans sa poche. Le lieutenant Réal avait noté le passage, de mémoire, aussitôt que l’idée de consulter Peyrol lui était venue.

Le flibustier, non sans plisser les yeux et pincer les lèvres, était venu à bout du papier que le lieutenant reprit en allongeant négligemment le bras. «Eh bien! qu’est-ce que vous en pensez? demanda-t-il. Vous comprenez qu’il ne s’agit pas de sacrifier un navire de guerre à cette astuce. Qu’en pensez-vous?

– Plus facile à dire qu’à faire, déclara sèchement Peyrol.

– C’est ce que j’ai dit à mon amiral.

– C’est donc un marin d’eau douce, que vous ayez dû lui expliquer ça?

– Non, canonnier, pas du tout. Il m’a écouté en hochant la tête.

– Et qu’est-ce qu’il vous a dit, en fin de compte?

– Il m’a dit: «Parfaitement. Avez-vous des idées sur la question?» et je lui ai dit, écoutez-moi, canonnier, je lui ai dit: «Oui, amiral, je crois que j’ai un homme», et l’amiral m’a aussitôt interrompu: «Très bien, vous n’avez pas besoin de me parler de lui. Je vous confie cette affaire et je vous donne une semaine pour la régler. Quand ce sera fini, faites-moi votre rapport. En attendant, vous pouvez toujours prendre ce paquet.» Toutes les fausses lettres et les fausses dépêches étaient déjà préparées, Peyrol. J’ai emporté ce paquet du bureau de l’amiral. Un paquet enveloppé de toile à voile, proprement ficelé et cacheté. Voilà trois jours que je l’ai en ma possession. Il est en haut dans ma valise.

– Ça ne vous avance pas à grand-chose, grommela le vieux Peyrol.

– Non, avoua le lieutenant. Je peux aussi disposer de quelques milliers de francs.

– Des francs! répéta Peyrol, eh bien! mieux vaut vous en retourner à Toulon et essayer de soudoyer un homme qui voudra bien aller fourrer sa tête dans la gueule du lion anglais.»

Réal réfléchit un moment, puis reprit lentement: «Je ne voudrais pas parler de ça à n’importe quel homme. Bien sûr, c’est une mission dangereuse, la chose serait entendue.

– Elle le serait. Et si vous trouviez un garçon avec tant soit peu d’intelligence dans sa caboche, il essayerait naturellement de filer à la barbe de l’escadre anglaise et peut-être y réussirait-il, et alors que deviendrait votre tour?

– On pourrait lui donner une route à suivre.

– Oui, et il se pourrait que votre route le fasse justement passer à distance de toute l’escadre de Nelson, car on ne peut jamais dire ce que font les Anglais. Ils pourraient très bien être justement occupés à faire de l’eau en Sardaigne.

– Il est plus que probable que des croiseurs se trouveraient là et s’empareraient de lui.

– Ça se pourrait. Mais ce n’est pas là exécuter la tâche, c’est simplement tenter sa chance. À qui croyez-vous donc parler, à un enfant en bas âge sans doute… ou quoi?

– Non, mon cher canonnier. Il faudra avoir des fortes dents d’homme pour défaire ce nœud-là.» Il y eut un moment de silence, puis Peyrol déclara d’un ton dogmatique:

«Je vais vous dire ce qu’il en est, lieutenant. À mon avis, c’est exactement le genre d’ordre qu’un marin d’eau douce peut donner à de bons marins. Vous n’allez pas me dire le contraire.

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[71] Robert Surcouf (1773-1827) fit la course contre les Anglais dans l’océan Indien.