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– Certainement pas! reconnut le lieutenant. Et voyez toute la difficulté. Car, même en supposant que la tartane aille se flanquer au beau milieu de la flotte anglaise, comme si ç’avait été effectivement arrangé, ils visiteraient simplement sa cale, fourreraient peut-être le nez ici et là, mais ils n’auraient jamais l’idée d’aller y chercher des dépêches, n’est-ce pas? Notre homme, naturellement, les tiendrait bien cachées, n’est-ce pas? Il faut qu’il ne soit pas au courant. S’il était assez stupide pour les laisser traîner sur le pont, la mèche serait tout de suite éventée. Mais ce que je crois qu’il ferait, ce serait de jeter les dépêches par-dessus bord.

– Oui, à moins qu’on ne lui dise la nature de l’entreprise, dit Peyrol.

– Évidemment, mais quelle somme réussirait à convaincre un homme de s’en aller goûter des pontons anglais?

– L’homme prendra bel et bien la somme, et ensuite il fera de son mieux pour éviter de se faire attraper. Et s’il ne peut l’éviter, il veillera très soigneusement à ce que les Anglais ne trouvent rien à bord de sa tartane. Non, lieutenant, n’importe quel fichu propre-à-rien possesseur d’une tartane recevra de votre main deux ou trois mille francs le plus sagement du monde; mais quant à abuser l’amiral anglais, diable! c’est toute une affaire. Est-ce que vous n’avez pas pensé à tout cela avant de parler aux grandes épaulettes qui vous ont chargé de ce travail?

– J’ai vu la difficulté et je lui ai tout expliqué», répéta le lieutenant en baissant encore davantage la voix, quoique leur conversation n’eût cessé de se tenir en sourdine, malgré le silence qui régnait dans la maison derrière eux et la solitude des abords de la ferme d’Escampobar. C’était l’heure de la sieste, pour ceux qui pouvaient dormir. Le lieutenant, se rapprochant du vieil homme, lui susurra presque ces mots à l’oreille:

«Ce que je désirais, c’était vous entendre dire tout cela. Comprenez-vous maintenant le sens de mes paroles ce matin à notre poste de guet? Vous rappelez-vous ce que j’ai dit?»

Peyrol, tout en regardant dans le vide, murmura d’un ton uniforme:

«Je me rappelle qu’un officier de marine a essayé de faire perdre pied au vieux Peyrol sans y parvenir. Il se peut bien que je sois disparu, mais je suis encore trop solide pour n’importe quel blanc-bec qui se fâche, le diable sait pourquoi. C’est une bonne chose que vous n’y soyez pas parvenu, sans quoi je vous aurais entraîné avec moi et nous aurions fait notre dernière cabriole ensemble, au grand divertissement d’un équipage anglais. Jolie fin que c’eût été là!

– Vous ne vous rappelez pas que, quand vous m’avez dit que les Anglais enverraient une embarcation pour fouiller nos poches, je vous ai répondu que ce serait la méthode idéale.» Immobile comme une pierre, tandis que l’autre se penchait vers son oreille, Peyrol semblait n’offrir à ses chuchotements qu’un réceptacle insensible et le lieutenant poursuivit avec force: «Eh bien! c’était une allusion à cette affaire; car voyez-vous, canonnier, qu’eût-il pu y avoir de plus convaincant que de trouver sur moi ce paquet de dépêches? Quels eussent été leur surprise et leur émerveillement! Aucun doute n’aurait pu leur venir à l’esprit. Qu’en pensez-vous, canonnier? Bien sûr que non! Je vois d’ici le capitaine de cette corvette mettant toutes voiles dehors pour aller remettre le paquet entre les mains de l’amiral. Le secret de la destination de la flotte de Toulon trouvé sur le cadavre d’un officier! N’aurait-il pas exulté de cette chance prodigieuse? Mais ils ne l’auraient pas appelée accidentelle! Non, ils l’auraient appelée providentielle. Je connais un peu les Anglais, moi aussi. Ils aiment avoir Dieu de leur côté, c’est le seul allié auquel ils n’aient jamais besoin de donner des subsides. Vous ne trouvez pas, canonnier, que ç’aurait été la méthode idéale?»

Le lieutenant Réal se rejeta en arrière et Peyrol, toujours semblable à l’image sculptée d’une humeur sombre et songeuse, grommela doucement:

«Il est encore temps. Le navire anglais est toujours dans la Passe.» Il attendit un peu, sans altérer son inquiétante attitude de statue vivante, avant d’ajouter méchamment: «Vous n’avez pas l’air bien pressé d’aller faire ce plongeon.

– Ma foi, je suis presque assez dégoûté de la vie pour le faire», déclara le lieutenant sur le ton de la conversation.

«Eh bien! alors n’oubliez pas de monter chercher votre paquet avant de partir», fit Peyrol sur le même ton. «Mais ne m’attendez pas: je ne suis pas dégoûté de la vie, moi. Je suis disparu, et cela me suffit. Je n’ai pas besoin de mourir.»

À la fin il remua sur son siège, tourna la tête de droite et de gauche, comme pour s’assurer que son cou n’était pas pétrifié, laissa échapper un petit rire et grommela: «Disparu, hein! Baste, quelle fichue histoire!» comme si le mot «disparu» eût été une grossière insulte quand on l’inscrit sur un registre devant le nom d’un homme. Cela paraissait l’ulcérer, ainsi que l’observa le lieutenant avec surprise: ou bien était-ce quelque chose d’inarticulé qui l’ulcérait et se manifestait de cette manière amusante? Le lieutenant, lui aussi, eut un mouvement de colère qui prit feu puis retomba aussitôt et s’acheva par cette réflexion philosophique d’une froideur mortelle: «Nous sommes victimes de la destinée qui nous a réunis.» Puis son ressentiment le reprit. Pourquoi diable fallait-il qu’il tombât sur cette jeune fille ou cette femme (il ne savait comment il devait la considérer) et qu’il en souffrit si affreusement? Lui qui depuis l’enfance, ou presque, s’était employé à détruire en lui toute tendresse. Ces mouvements changeants de dégoût, d’étonnement en face de lui-même et des détours inattendus de la vie, lui donnaient un air profondément absorbé dont un éclat de Peyrol, non pas tant bruyant que farouche, vint le tirer:

«Non, s’écria Peyrol, je suis trop vieux pour aller me rompre les os pour le bon plaisir d’un balourd de soldat qui, à Paris, s’imagine avoir trouvé quelque chose de malin.

– Je ne vous le demande pas», dit le lieutenant d’un ton extrêmement sévère, que Peyrol aurait appelé un ton de porteur d’épaulettes. «Vieux bandit de mer! Et ce ne serait pas pour le bon plaisir d’un soldat en tout cas. Vous et moi nous sommes français, après tout.

– Vous avez donc découvert cela?

– Oui, dit Réal. Ce matin, en vous écoutant parler sur la falaise, avec cette corvette anglaise pour ainsi dire à un jet de pierre.

– Oui, grogna Peyrol, un navire construit en France!» (Il se donna un coup retentissant sur la poitrine.) «Ça fait mal là de le voir. J’avais l’impression que j’aurais pu sauter sur son pont, à moi tout seul!

– Oui, là-dessus, vous et moi, nous nous comprenons, dit le lieutenant. Mais écoutez-moi, l’affaire est beaucoup plus importante que de reprendre une corvette capturée. En réalité il s’agit de bien plus que de jouer un tour à un amiral. Cela fait partie d’un vaste plan, Peyrol! C’est encore un coup qui doit nous aider à remporter une grande victoire en mer.

– Nous! dit Peyrol. Je suis un flibustier, moi, et vous un officier de marine. Que voulez-vous dire par nous?

– Je veux dire tous les Français, répondit le lieutenant, ou disons simplement la France, que vous avez servie, vous aussi.»

Peyrol, dont l’attitude d’effigie de pierre s’était humanisée presque malgré lui, fit un signe de tête approbateur et dit: «Vous avez quelque chose dans la tête. Eh bien! qu’est-ce que c’est? Si vous croyez pouvoir vous fier à un flibustier.