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– Non, je me fie à un canonnier de la République. L ’idée m’est venue que pour cette grande affaire, nous pourrions nous servir de cette corvette que vous observez depuis si longtemps. Car espérer que l’escadre ira capturer une vieille tartane d’une façon qui n’éveille pas de soupçons, il n’y faut pas songer.

– Une idée de terrien», déclara Peyrol avec plus de chaleur qu’il n’en avait jamais montré envers le lieutenant Réal.

«Oui, mais il y a cette corvette. Ne pourrait-on s’arranger pour leur faire avaler toute l’histoire, d’une façon ou d’une autre? Vous riez… Pourquoi?

– Je ris parce que ce serait une bonne plaisanterie», fit Peyrol dont l’hilarité fut de très courte durée. «Cet Anglais-là à bord de sa corvette, il se croit très malin. Je ne l’ai jamais vu, mais j’avais fini par avoir l’impression que je le connaissais comme si c’était mon propre frère; mais maintenant…»

Il s’arrêta court; le lieutenant Réal, après avoir observé ce brusque changement de contenance, déclara sur un ton imposant:

«Je crois que vous venez d’avoir une idée.

– Pas la moindre», répondit Peyrol, reprenant comme par enchantement son attitude pétrifiée. Le lieutenant ne se découragea pas et ne fut pas surpris d’entendre l’effigie de Peyrol déclarer: «Tout de même, on pourrait voir.» Puis brusquement: «Vous aviez l’intention de passer la nuit ici?

– Oui, je vais simplement descendre à Madrague et faire prévenir la chaloupe qui devait venir aujourd’hui de Toulon, qu’il lui faudra s’en retourner sans moi.

– Non, lieutenant. Il faut que vous retourniez à Toulon aujourd’hui. Quand vous y serez, il faut tirer de leur trou un ou deux de ces fichus gratte-papier du bureau de la Marine, même s’il est minuit, pour qu’ils vous délivrent des papiers pour une tartane… oh, appelez-la comme vous voudrez. N’importe quels papiers. Et alors vous reviendrez aussitôt que possible. Pourquoi ne pas descendre à Madrague maintenant et voir si la chaloupe n’est pas déjà là. Si elle y est, en partant tout de suite, vous pourriez être revenu ici vers minuit.»

Il se leva avec impétuosité: le lieutenant se leva lui aussi. Toute son attitude indiquait l’hésitation. L’aspect de Peyrol ne montrait pas d’animation particulière, mais son visage de Romain et son aspect grave lui donnaient un fort air d’autorité.

«Vous ne voulez pas m’en dire davantage? demanda le lieutenant.

– Non, dit le flibustier. Pas avant que nous ne nous revoyions. Si vous revenez pendant la nuit, n’essayez pas d’entrer dans la maison, attendez dehors. Ne réveillez personne. Je serai dans les parages et s’il y a quelque chose à vous dire, je vous le dirai alors. Qu’est-ce que vous cherchez? inutile de monter chercher votre valise. Vos pistolets sont aussi dans votre chambre? À quoi bon des pistolets pour aller simplement à Toulon et en revenir, avec un équipage de la marine?» Il mit carrément la main sur l’épaule du lieutenant et le poussa doucement vers le sentier qui menait à Madrague. Réal, à ce contact, tourna la tête, et leurs regards tendus se croisèrent avec la force concentrée d’une étreinte entre deux lutteurs. Ce fut le lieutenant qui céda devant le regard inflexiblement résolu du vieux Frère-de-la-Côte. Il céda sous le couvert d’un sourire sarcastique et de cette remarque, faite sur un ton dégagé: «Je vois que vous voulez vous débarrasser de moi pour une raison quelconque», ce qui ne fit pas le moindre effet sur Peyrol dont le bras lui montrait la direction de Madrague. Quand le lieutenant lui eut tourné le dos, Peyrol laissa retomber son bras; mais il attendit que le lieutenant eût disparu avant de se retourner lui aussi, et de prendre la direction opposée.

IX

Après qu’il eut vu disparaître le lieutenant perplexe, Peyrol s’aperçut que son propre cerveau était parfaitement vide. Il se mit en devoir de descendre vers sa tartane non sans avoir jeté un regard de côté sur la façade de cette demeure habitée par un problème très différent. Celui-là attendrait. Se sentant la tête étrangement vide, il éprouva la pressante nécessité d’y faire entrer sans perdre de temps une pensée quelconque. Il dégringola les pentes abruptes, se rattrapa à des buissons, sauta de pierre en pierre avec l’assurance et la précision mécanique que lui donnait une longue habitude, sans relâcher un seul instant son effort pour découvrir un plan défini à se mettre dans la tête. Il pouvait apercevoir à sa droite la crique, tout éclairée d’une lumière pâle, tandis qu’au-delà s’étendait la Méditerranée, nappe bleu foncé, sans une ride. Peyrol se dirigeait vers le petit bassin où, depuis des années, il tenait cachée sa tartane, comme un bijou dans un coffret, sans autre but que de réjouir en secret ses regards; elle n’avait pas plus d’utilité pratique que n’en a le trésor d’un avare, mais elle était tout aussi précieuse! En atteignant un creux du terrain où poussaient des buissons et même quelques brins d’herbe, Peyrol s’assit pour se reposer. Dans la position où il était, le monde visible se limitait pour lui à une pente pierreuse, quelques rochers, le buisson auquel il était adossé et un morceau d’horizon marin complètement désert. Il se rendit compte qu’il détestait ce lieutenant beaucoup plus quand il ne le voyait pas. Il y avait quelque chose dans ce garçon-là. En tout cas, il s’était débarrassé de lui pour, mettons, huit ou dix heures. Le vieux flibustier éprouva un malaise, le sentiment fort importun que la stabilité des choses était compromise. Il s’en étonna et la pensée qu’il devenait vieux vint de nouveau l’envahir. Il n’ignorait pourtant pas la vigueur de son corps. Il pouvait encore avancer furtivement comme un Indien et de son fidèle bâton frapper un homme derrière la tête avec assez de sûreté et de force pour l’assommer comme un bœuf. C’est précisément ce qu’il avait fait pas plus tard que la nuit précédente à deux heures du matin, il n’y avait pas douze heures de cela, le plus aisément du monde et sans éprouver une sensation d’effort excessif. Cette pensée le réconforta. Mais il ne pouvait toujours pas trouver une idée à se mettre dans la tête. Pas ce qu’on eût pu appeler une véritable idée. Cela refusait de venir. Inutile de rester là à l’attendre.

Il se leva et, en quelques enjambées, il parvint à une crête pierreuse d’où il découvrit le bout blanc et arrondi des deux mâts de sa tartane. La coque lui en était cachée par la configuration du rivage dont le détail le plus visible était un grand rocher plat. C’était à cet endroit que, moins de douze heures auparavant, Peyrol, incapable de dormir dans son lit, et qui était descendu pour essayer de trouver le sommeil à bord de sa tartane, avait vu, au clair de lune, un homme debout, penché au-dessus de son navire et qui l’examinait à loisir. Une silhouette de forme caractéristique, noire et fourchue, qui certainement n’avait rien à faire là. Peyrol, par une déduction soudaine et logique, s’était dit: «Débarqué d’un canot anglais.» Pourquoi, comment, dans quel but, il ne s’attarda pas à y réfléchir. Il s’empressa d’agir, en homme longtemps accoutumé à se trouver à l’improviste aux prises avec les situations critiques les plus inattendues. La silhouette noire, plongée dans une sorte de stupeur attentive, n’entendit rien, ne soupçonna rien. Le gros bout du gourdin s’abattit sur sa tête comme un coup de tonnerre tombant d’un ciel bleu. Les parois du petit bassin retentirent du choc. Mais l’homme n’avait pas eu le temps de l’entendre. La force du coup avait envoyé le corps inanimé rouler du bord du rocher plat jusque dans la cale ouverte de la tartane qui fit entendre un bruit de tambour voilé. Peyrol n’aurait pas pu faire mieux à vingt ans. Non. Ni même si bien. Ç’avait été rapide, bien conçu, et ce bruit de tambour voilé fut suivi d’un parfait silence, sans un soupir, sans un gémissement. Peyrol contourna au pas de course un petit promontoire à l’extrémité duquel le rivage s’abaissait au niveau de la lisse [72] de la tartane, et sauta à bord. Le silence demeurait complet sous ce froid clair de lune et parmi les ombres profondes des rochers. Il était complet, car Michel qui couchait toujours sous le demi-pont d’avant, éveillé en sursaut par le choc qui avait fait trembler toute la tartane, en avait perdu l’usage de la parole. La tête dépassant à peine du demi-pont, immobilisé à quatre pattes et tremblant violemment comme un chien qu’on vient de laver à l’eau chaude, il n’osait avancer plus loin, terrorisé par ce cadavre ensorcelé qui venait de tomber à bord en fendant les airs. Il ne l’aurait touché pour rien au monde.

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[72] Rambarde de la muraille d’un navire.