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«Sacrée tête dure», murmura-t-il sans changer de position. Peyrol était un peu fâché que l’autre ne l’eût pas reconnu. Il ne pouvait imaginer combien il eût été difficile pour Symons d’identifier ce corpulent personnage aux mouvements lents et aux cheveux blancs avec l’objet de sa juvénile admiration: le Frère français aux boucles brunes et dans la force de l’âge que tout le monde admirait tellement. Peyrol sortit de sa méditation en entendant l’autre déclarer tout à coup:

«Je suis anglais, moi, et je ne suis pas disposé à mettre les pouces devant qui que ce soit. Qu’allez-vous faire de moi?

– Je ferai ce qui me plaira», répondit Peyrol qui venait de se poser exactement la même question.

«Alors, faites vite, quoi que vous décidiez. Je me moque pas mal de ce que vous ferez, mais dépêchez-vous de le faire.»

Il essaya d’appuyer sur les mots, mais à la vérité les derniers lui échappèrent d’une voix balbutiante et le vieux Peyrol en fut touché. Il pensa que s’il le laissait boire encore le gobelet plein qui était devant lui, il serait sûrement ivre mort. Mais il prit ce risque. Aussi se contenta-t-il de répondre:

«Allons, bois.» L’autre ne se le fit pas dire deux fois, mais il ne pouvait qu’avec peine maîtriser les mouvements de son bras tendu vers le gobelet. Peyrol leva le sien très haut.

«Trinquons, hein?» proposa-t-il. Mais malgré son état précaire, l’Anglais demeura rancunier.

«Du diable si j’y consens!» s’écria-t-il avec indignation, quoique d’une voix si faible que Peyrol dut tendre l’oreille pour saisir les mots. «Il faut d’abord m’expliquer ce que signifiait cette façon de me cogner sur la tête.»

Il se mit à boire, sans cesser de regarder Peyrol d’une manière qui voulait être insultante, mais qui parut à Peyrol si enfantine qu’il en éclata de rire.

«Sacré imbécile, va! Ne t’ai-je pas dit que c’était à cause de la tartane? S’il n’y avait eu la tartane, je ne me serais pas montré. Je serais resté tapi derrière un buisson comme un – comment appelez-vous ça? – un lièvre!»

L’autre, qui subissait les effets de l’alcool, le regardait d’un air franchement incrédule.

«Toi, tu n’as pas d’importance, reprit Peyrol. Ah! si tu avais été un officier, je serais allé te chercher n’importe où. Tu m’as dit que ton officier avait remonté le ravin?»

Symons poussa un soupir profond et satisfait. «C’est le chemin qu’il a pris. Nous avons entendu dire à bord qu’il y avait une maison par ici.

– Ah! il est allé à cette maison! dit Peyrol. Ma foi, s’il y est allé, il doit bien s’en repentir. Il y a une demi compagnie d’infanterie cantonnée dans cette ferme.»

Le marin anglais n’eut pas de peine à gober ce mensonge inspiré. Tous les marins de l’escadre du blocus savaient parfaitement qu’il y avait des soldats en garnison sur de nombreux points de la côte. Aux diverses expressions qui avaient passé sur le visage de cet homme en train de se remettre d’un long état d’inconscience, vint s’ajouter une nuance d’effroi.

«Pourquoi diable ont-ils été fourrer des soldats sur ce bout de rocher? demanda-t-il.

– Oh! des postes de signalisation ou quelque chose de ce genre. Je ne vais pas tout te raconter. Voyons! Tu pourrais bien t’enfuir.»

Cette phrase atteignit Symons à l’endroit le plus sobre de toute sa personne. Il se passait donc des choses. M. Bolt était prisonnier. Mais la principale idée qui s’éveilla dans son esprit confus, c’était qu’avant peu on allait le livrer à ces soldats. La perspective de la captivité le faisait défaillir et il résolut de faire autant de difficultés qu’il le pourrait.

«Vous serez obligé de me faire porter par certains de ces soldats. Je refuserai de marcher. Rien à faire, après qu’on m’a presque défoncé le crâne en me frappant par-derrière. Je vous le dis carrément! Je refuse de marcher. Pas un seul pas. Il faudra me porter à terre.»

Peyrol se contenta de secouer la tête d’un geste apaisant.

«Allez chercher tout de suite quatre hommes et un caporal!» reprit Symons avec obstination, «je veux être fait prisonnier dans les règles. Qui diable êtes-vous? Vous n’avez aucun droit de vous mêler de tout cela. Je crois bien que vous devez être un civil. Un marinero [80] ordinaire, même si vous vous faites appeler autrement. Et vous m’avez l’air d’un assez louche marinero par-dessus le marché. Où avez-vous appris l’anglais? En prison, hein? Vous n’allez pas me garder dans cette sacrée niche à bord de votre tartane de quatre sous. Allez chercher ce caporal, je vous dis.»

Il sembla exténué tout à coup et murmura seulement: «Je suis un Anglais, parfaitement.»

La patience de Peyrol était positivement angélique.

«Ne parle pas de la tartane», dit-il avec force en articulant le plus clairement possible. «Je t’ai dit qu’elle n’est pas comme les autres. Pour la bonne raison qu’elle sert de courrier. Chaque fois qu’elle prend la mer, elle fait un pied de nez [81] à tous vos croiseurs anglais. Je puis bien te dire ça, parce que tu es mon prisonnier. Tu ne vas pas tarder à apprendre le français maintenant.

– Qui êtes-vous? Le gardien de cette baille, ou quoi?» demanda Symons, toujours impavide.

Mais le mystérieux silence de Peyrol finit apparemment par l’intimider. Il se trouva tout d’un coup très abattu et se mit à maudire d’un ton languissant toutes les expéditions en canot, le patron de la chaloupe et sa propre malchance.

Peyrol resta alerte et attentif, en homme qui surveille une expérience, tandis qu’au bout d’un moment on eût dit à voir la figure de Symons qu’il venait d’être frappé d’un nouveau coup de massue, moins violent que le premier. Une taie s’étendit sur ses yeux ronds et les mots de «louche marinero» franchirent ses lèvres d’une voix aussi faible que celle d’un mourant. Pourtant telle était la force de résistance de sa tête qu’il put encore se ressaisir suffisamment pour dire à Peyrol d’un ton insinuant:

«Allons, grand-père!» Il essaya de pousser à travers la table le gobelet qui se renversa. «Allons! finissons ce qu’il y a dans votre minuscule bouteille.

– Non», dit Peyrol en ramenant la bouteille de son côté et en y mettant le bouchon.

«Non?» répéta Symons d’un ton incrédule en regardant fixement la dame-jeanne. «Vous devez être un bousilleur.» Il essaya d’en dire plus sous le regard vigilant de Peyrol, échoua une ou deux fois et, tout à coup, prononça le mot «cochon» si correctement que le vieux Peyrol en sursauta; après quoi, il devint inutile de le regarder davantage. Peyrol s’empressa de mettre sous clé la dame-jeanne et les gobelets. Quand il se retourna, il vit le prisonnier presque allongé de tout son long sur la table, et parfaitement silencieux; pas même un ronflement.

Quand Peyrol se retrouva dehors, en tirant la porte de la cabine derrière lui, Michel accourut à l’avant pour recevoir les ordres du patron: mais celui-ci resta si longtemps sur le pont arrière à méditer profondément, la main devant la bouche, que Michel se sentit devenir nerveux et hasarda cette remarque enjouée: «On dirait qu’il ne va pas mourir?

– Il est mort», dit Peyrol avec un accent de sombre gaieté. «Ivre mort. Et vraisemblablement tu ne me reverras pas avant demain, à un moment ou à un autre.

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[80] «Marin», en espagnol. En italien, on dirait marinaro.

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[81] Dans le texte, Peyrol dit: She makes a pied de nez what you call thumb to the nose («elle fait un pied de nez, ce que vous appelez pouce au nez»). En fait, l’anglais n’emploie pas du tout cette expression, mais seulement le mot snook(s) pour désigner le même geste de défi.