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Il hocha la tête d’un air de découragement à l’adresse du pin incliné, son unique compagnon. L’âme déshéritée de ce flibustier qui avait tant d’années couru l’Océan, sans loi, avec les rivage de deux continents comme champ de pillage était revenue vers son rocher, tournoyant autour de lui comme un oiseau de mer au crépuscule et souhaitant ardemment une grande victoire navale pour son peuple, pour cette multitude humaine qui vivait à l’intérieur des terres et dont Peyrol ne connaissait que les quelques êtres établis sur cette presqu’île à demi isolée du reste de la terre par l’eau stagnante d’une lagune, et parmi lesquels, seuls, une note de virilité chez un misérable infirme et le charme inexplicable d’une femme à demi folle, avaient trouvé un écho dans son cœur.

Ce coup des fausses dépêches n’était qu’un détail dans un plan en vue d’une grande et destructrice victoire. Rien qu’un détail, mais important tout de même. On ne pouvait regarder comme négligeable ce qui visait à abuser un amiral. Pas n’importe quel amiral avec cela. C’était – Peyrol le sentait vaguement – un projet que seul un damné terrien était capable d’inventer. C’était pourtant à des marins de le rendre réalisable. Il fallait le réaliser par le moyen de cette corvette.

Et à ce point Peyrol fut arrêté par cette question que sa vie entière n’avait pu résoudre pour lui, et qui était celle de savoir si les Anglais étaient en réalité très stupides ou très subtils. Cette difficulté s’était présentée à lui en toute circonstance. Mais le vieux flibustier avait assez de génie pour être arrivé à cette conclusion d’ensemble qu’en tout cas, si l’on pouvait les tromper, on n’y arriverait guère par des paroles mais plutôt par des actes; non par de simples faux-fuyants, mais par une ruse profonde, cachée sous une sorte d’action directe. Cette conviction toutefois ne l’avançait pas à grand-chose dans un cas comme le sien qui réclamait beaucoup de réflexion.

L’Amelia avait disparu derrière le cap Esterel, et Peyrol se demandait avec quelque anxiété si cela signifiait que le commandant anglais avait abandonné son homme pour de bon. «S’il en est ainsi, se dit Peyrol, je suis sûr de le voir réapparaître au-delà du cap Esterel avant la nuit.» Si, en revanche, il ne revoyait pas le navire d’ici une heure ou deux, c’est qu’alors il aurait jeté l’ancre au large de la grève pour attendre la nuit avant de faire une tentative pour découvrir ce qu’il était advenu de son homme. Cela ne pouvait se faire qu’en envoyant une ou deux embarcations explorer la côte, pénétrer sans aucun doute dans la crique, et peut-être même y débarquer une petite expédition de secours.

Une fois parvenu à cette conclusion Peyrol se mit méthodiquement à bourrer sa pipe. S’il avait eu l’idée de jeter un regard vers l’intérieur, il aurait aperçu au loin le mouvement d’une jupe noire, l’éclat d’un fichu blanc, Arlette qui descendait rapidement le vague sentier menant d’Escampobar au village blotti dans le creux, ce même sentier que les fidèles indignés avaient obligé le citoyen Scevola à grimper précipitamment lorsqu’il lui avait pris l’étrange fantaisie de vouloir visiter l’église. Mais Peyrol, tout en bourrant et en allumant sa pipe, n’avait cessé de garder les yeux fixés sur le cap Esterel. Puis, entourant d’un bras affectueux le tronc du pin, il s’était installé commodément pour faire le guet. Loin au-dessous, avec le jeu de ses reflets gris et étincelants, la rade avait l’air d’une plaque de nacre dans un cadre de roches jaunes et de ravins vert sombre que faisaient ressortir du côté de la terre les masses de collines exhibant une teinte de pourpre magnifique; tandis qu’au-dessus de sa tête, le soleil, derrière un voile de nuages, était suspendu comme un disque d’argent.

Cet après-midi-là, après avoir vainement attendu de voir apparaître le lieutenant Réal devant la maison comme d’habitude, Arlette était entrée à contrecœur dans la cuisine où Catherine était assise toute droite dans un vaste et pesant fauteuil de bois dont le dossier dépassait le haut de son bonnet de mousseline blanche. Même à l’âge avancé qu’elle avait, et même à ses moments de loisir, Catherine conservait ce port très droit, particulier à la famille qui, depuis tant de générations, tenait Escampobar. On aurait aisément cru que, pareille en cela à des personnages fameux dans le monde, Catherine voulait mourir debout, et sans courber les épaules.

L’ouïe, qu’elle avait conservée très fine, lui révéla le bruit léger d’un pas dans la salle, bien avant qu’Arlette ne fût entrée dans la cuisine. Cette femme, qui avait affronté, seule et sans autre secours que le silence compréhensif de son frère, la torturante passion d’un amour interdit et connu des terreurs comparables à celle du Jugement dernier, ne tourna vers sa nièce ni son visage paisible mais dénué de sérénité, ni ses yeux intrépides mais dépourvus de flamme.

Arlette regarda de tous côtés, même vers les murs, même dans la direction du tas de cendre amoncelée sous le volumineux manteau de la cheminée et qui abritait encore dans ses entrailles une étincelle de feu, avant de s’asseoir et de venir s’accouder à la table.

«Tu erres comme une âme en peine», lui dit sa tante, qui au coin du foyer, avait l’air d’une vieille reine sur son trône.

«Et toi, tu restes là à te ronger le cœur.

– Autrefois, déclara Catherine, les vieilles femmes comme moi savaient toujours réciter leurs prières, mais maintenant…

– Je crois que tu n’as pas été à l’église depuis des années. Je me rappelle que Scevola me l’a dit, il y a longtemps. Était-ce parce que tu n’aimais pas les regards des gens. Je me suis parfois figuré que la plupart des gens de ce monde ont dû être massacrés il y a longtemps.»

Catherine détourna son visage. Arlette avait appuyé sa tête sur sa main à demi fermée, et son regard, perdant sa fixité, se mit à vaciller parmi des visions cruelles. Tout à coup, elle se leva et caressa du bout de ses doigts la joue maigre et parcheminée qui se détournait à moitié, et d’une voix grave dont la cadence merveilleuse vous serrait le cœur, elle dit, enjôleuse.

«C’étaient des rêves, n’est-ce pas?»

Immobile, la vieille femme appelait de toute la force de sa volonté la présence de Peyrol. Elle n’avait jamais réussi à se défaire de la crainte superstitieuse inspirée par cette nièce qu’on lui avait rendue au sortir des terreurs d’un Jugement dernier où le monde avait été livré aux démons. Elle craignait toujours que cette enfant, qui errait avec un regard inquiet, un vague sourire sur ses lèvres silencieuses, n’allât tout à coup prononcer des paroles atroces, impossibles à écouter, capables d’attirer sur elle la vengeance du Ciel, à moins que Peyrol ne fût là. Cet étranger venu de par-delà les mers n’avait rien à voir avec tout cela, ne se souciait probablement de personne au monde, mais il avait frappé l’imagination de Catherine par son aspect massif, sa lenteur qui donnait l’impression d’une force puissante, comme l’attitude d’un lion au repos. Arlette cessa de caresser la joue indifférente de sa tante pour s’écrier avec mauvaise humeur: «Je suis éveillée maintenant!» Et elle sortit de la cuisine sans poser à sa tante la question qu’elle avait eu l’intention de lui poser, c’est-à-dire si elle savait ce qu’il était advenu du lieutenant.