Выбрать главу

Le cœur lui avait manqué. Elle se laissa tomber sur le banc devant la porte de la salle. «Qu’ont-ils donc tous? pensa-t-elle. Je ne les comprends pas. Qu’y a-t-il d’étonnant à ce que je n’aie pu dormir?» Même Peyrol, si différent de tous les autres hommes, qui, du premier moment où il s’était immobilisé devant elle, avait eu le pouvoir de calmer son agitation sans but, même Peyrol restait maintenant des heures sur le banc avec le lieutenant, à regarder en l’air et à le retenir avec des conversations sur des choses vides de sens, comme s’il faisait exprès de l’empêcher de penser à elle. Certes, il n’y parviendrait pas. Mais quel énorme changement représentait le fait que chaque jour maintenant avait un lendemain et que tous les gens autour d’elle avaient cessé de n’être que des fantômes sur lesquels glissaient ses regards indifférents; cela lui faisait éprouver le besoin de trouver un appui en quelqu’un, quelque part. Il lui en venait des envies de crier.

Elle se leva d’un bond et s’avança tout le long de la façade de la ferme. Arrivée à l’extrémité du mur entourant le verger, elle appela d’une voix sourde mais modulée: «Eugène!» Non pas qu’elle espérât que le lieutenant fût à portée de voix, mais pour le simple plaisir d’entendre le son de ce nom prononcé, pour une fois, autrement que dans un murmure. Elle revint sur ses pas et, une fois qu’elle eut atteint le bout du mur du côté de la cour, elle répéta cet appel, buvant le son qui sortait de ses lèvres: «Eugène, Eugène!» avec une sorte de désespoir mêlé d’exultation. C’était dans de tels moments étourdissants qu’elle éprouvait le besoin d’un appui pour se soutenir. Mais tout était tranquille. Elle n’entendait ni un murmure amical, ni même un soupir. Au-dessus de sa tête, sous le mince ciel gris, pas une des feuilles d’un grand mûrier ne bougeait. Pas à pas, inconsciemment pour ainsi dire, elle se mit à descendre le chemin. Au bout de cinquante mètres, elle découvrit la vue de l’intérieur des terres, les toits du village parmi les masses verdoyantes des platanes qui ombrageaient la fontaine, et juste au-delà la surface plate, gris-bleu, de la lagune, lisse et terne comme une dalle de plomb. Mais ce qui l’attira surtout c’était la tour de l’église, qui montrait sous une arche ronde la tache noire de la cloche qui, après avoir échappé aux réquisitions des guerres républicaines et être restée muette au-dessus de l’église vide et fermée, venait seulement de recouvrer la voix. Elle courut de l’avant, mais une fois assez près pour distinguer des formes qui allaient et venaient près de la fontaine du village, elle s’arrêta, hésita un moment, puis emprunta le sentier qui menait au presbytère.

Elle poussa la petite porte dont le loquet était cassé. L’humble construction, faite de pierres brutes entre lesquelles le mortier s’était effrité en maint endroit, semblait s’être enfoncée lentement dans la terre. Les parterres de la pelouse de la maison, étaient étouffés par les mauvaises herbes: l’abbé, visiblement, n’avait aucun goût pour le jardinage. Quand l’héritière d’Escampobar ouvrit la porte, il faisait les cent pas dans la plus grande pièce qui lui servait de chambre à coucher et de salon, et où il prenait également ses repas. C’était un homme décharné, avec une longue figure en quelque sorte convulsée. Jeune, il avait été précepteur dans une grande famille noble, mais il n’avait pas émigré avec son employeur. Il ne s’était pas davantage soumis à la République. Il avait vécu dans son pays natal comme une bête traquée, et l’on contait de lui mainte action, guerrière et autre. Une fois la hiérarchie rétablie, il n’avait pas été bien vu de ses supérieurs. Il était resté beaucoup trop royaliste. Il avait accepté, sans protester, la charge de cette misérable paroisse où il s’était acquis assez rapidement de l’influence. L’esprit sacerdotal était en lui comme une froide passion. Bien qu’il fût assez accessible, on ne le voyait jamais dehors sans son bréviaire, répondant d’un signe de tête sec aux gens qui se découvraient solennellement devant lui. On ne peut pas dire qu’on le craignait, mais se rappelant le précédent titulaire, un vieil homme qui était mort dans son jardin après avoir été jeté hors de son lit par des patriotes qui voulaient le mener à la prison d’Hyères, les plus vieux du village hochaient la tête obliquement et d’un air entendu lorsqu’on parlait de leur curé.

Devant cette apparition en bonnet d’Arlésienne, en jupe de soie et fichu blanc, et aussi complètement différente à tous autres égards qu’une princesse eût pu l’être des rustres avec lesquels il était en contact quotidien, son visage exprima la plus totale surprise. Puis – car il n’était pas sans connaître les commérages de sa paroisse – il rapprocha l’un de l’autre ses sourcils épais et droits, en une expression d’hostilité. C’était à n’en pas douter la femme dont il avait entendu ses paroissiens dire en baissant la voix, qu’elle s’était donnée, avec tous ses biens, à un jacobin, un sans-culotte de Toulon qui avait livré ses parents au bourreau s’il ne les avait pas lui-même assassinés pendant les trois premiers jours des massacres. Personne n’était très sûr de ce point-là, mais le reste était bien connu de tous. Bien qu’il fût persuadé qu’aucune turpitude morale n’était impossible dans un pays sans Dieu, l’abbé n’avait pourtant pas pris ce récit pour argent comptant. Indubitablement, ces gens étaient républicains et impies, et ce qui se passait là-haut à la ferme était scandaleux et abominable. Il lutta contre sa répugnance, fit en sorte de montrer un front moins sévère et attendit. Il ne pouvait imaginer ce que cette femme déjà faite, malgré son visage enfantin, pouvait bien venir demander au presbytère. Il pensa tout à coup que peut-être elle voulait le remercier – quoique la chose se fût passée il y avait déjà longtemps – de s’être interposé entre la fureur des villageois et… cet homme. Il ne pouvait l’appeler, même en pensée, le mari: car, sans parler de toutes les autres circonstances, cette relation ne pouvait impliquer aux yeux d’un prêtre une quelconque espèce de mariage, en admettant même que certaines formes légales eussent été respectées. Sa visiteuse fut apparemment déconcertée par l’expression de son visage, l’austérité distante de son attitude, et seul un sourd murmure s’échappa de ses lèvres. Il pencha la tête, sans être très certain de ce qu’il avait entendu.

«Vous êtes venue demander mon aide?» dit-il d’un air de doute.

Elle fit un léger signe d’assentiment et l’abbé alla jusqu’à la porte qu’elle avait laissée entrouverte et regarda au-dehors. Il n’y avait pas une âme en vue entre le presbytère et le village non plus qu’entre le presbytère et l’église. Il revint se placer en face de la jeune femme et lui dit:

«Nous sommes aussi seuls qu’il est possible. Ma vieille servante, dans la cuisine, est sourde comme un pot.»

Maintenant qu’il avait regardé Arlette de plus près, l’abbé éprouvait une sorte de frayeur. Le carmin de ces lèvres, la noirceur transparente, sans tache, insondable, de ces yeux, la pâleur de ces joues, tout en elle lui semblait agressivement païen, désagréablement différent de l’aspect habituel des pécheurs de ce monde. Elle s’apprêtait à parler. Il l’arrêta en levant la main.

«Attendez, dit-il. C’est la première fois que je vous vois. Je ne sais même pas exactement qui vous êtes. Aucun de vous ne compte parmi mes ouailles, car vous êtes bien d’Escampobar, n’est-ce pas?» Sombres, sous leurs orbites osseuses, les yeux de l’abbé, rivés sur son visage, remarquèrent la délicatesse de ses traits, la naïve opiniâtreté de son regard. Elle lui répondit: