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«Je suis la fille.

– La fille!… Oh! je vois… On dit beaucoup de mal de vous.

– Cette racaille?» fit-elle avec un peu d’impatience. Le prêtre en demeura muet un moment. «Que disent ces gens? Du temps de mon père, ils n’auraient rien osé dire. La seule fois que je les ai vus depuis des années et des années, c’est quand ils hurlaient comme des chiens sur les talons de Scevola.»

L’absence de tout mépris dans son intonation était absolument désarmante. Des sons gracieux sortaient de ses lèvres et un charme troublant émanait de son étrange équanimité. L’abbé fronça fortement les sourcils: une semblable fascination paraissait avoir quelque chose de diabolique.

«Ce sont de pauvres gens qu’on a négligés et qui sont retombés dans les ténèbres. Ce n’est pas leur faute. On avait scandalisé leurs sentiments naturels d’humanité. J’ai arraché cet homme à leur indignation, il y a des choses qui relèvent de la justice divine.»

L’inconscience de ce joli visage l’exaspérait. «Cet homme dont vous venez de prononcer le nom et auquel j’ai entendu accoupler l’épithète de «buveur de sang», est considéré comme le patron de la ferme d’Escampobar. Il y habite depuis des années. Comment cela se fait-il?

– Oui, il s’est passé beaucoup de temps depuis qu’il m’a ramenée à la maison. Des années! Catherine lui a permis de rester.

– Qui est Catherine? demanda l’abbé avec rudesse.

– C’est la sœur de mon père qui était restée à attendre chez nous. Elle avait perdu tout espoir de revoir jamais aucun d’entre nous, lorsqu’un matin Scevola est arrivé avec moi à la porte. Alors, elle lui a permis de rester. C’est un pauvre diable. Qu’est-ce que Catherine aurait pu faire d’autre? Et qu’est-ce que cela peut bien nous faire là-haut, ce que les gens du village pensent de lui?» Elle baissa les yeux et sembla s’abîmer dans de profondes réflexions, puis elle ajouta: «C’est beaucoup plus tard que j’ai découvert que c’était un pauvre diable, oui, tout dernièrement. Alors, on l’appelle donc un «buveur de sang»? Et après? Il avait tout le temps peur de son ombre.»

Elle se tut, mais ne leva pas les yeux.

«Vous n’êtes plus une enfant», commença l’abbé d’une voix sévère en fronçant les sourcils à la vue de ses yeux baissés, et il l’entendit qui murmurait: «Pas depuis bien longtemps.» Il n’y prêta pas attention et poursuivit: «Est-ce tout ce que vous avez à me dire au sujet de cet homme? Je vous le demande. J’espère qu’au moins vous n’êtes pas hypocrite.

– Monsieur l’abbé», dit-elle en levant les yeux sans crainte, «que vous dirais-je de plus à son sujet? Je pourrais vous dire des choses à vous faire dresser les cheveux sur la tête, mais ce ne serait pas à son sujet.»

Pour toute réponse l’abbé fit un geste de lassitude et se détourna pour arpenter la pièce de long en large. Son visage n’exprimait ni curiosité ni pitié, mais une sorte de répugnance qu’il s’efforça de surmonter. Il se laissa tomber dans un vieux fauteuil profond et délabré, seul objet de luxe de la pièce, et lui désigna une chaise de bois à dossier droit. Arlette s’y assit et se mit à parler: L’abbé l’écoutait, mais en regardant au loin: ses grandes mains osseuses reposaient sur les bras du fauteuil. Dès les premiers mots, il l’interrompit: «C’est votre propre histoire que vous me racontez.

– Oui, dit Arlette.

– Est-il nécessaire que je sois au courant?

– Oui, monsieur l’abbé.

– Mais pourquoi?»

Il pencha un peu la tête, sans toutefois cesser de regarder au loin. Arlette parlait maintenant à voix très basse. Tout à coup, l’abbé se rejeta en arrière.

«Vous voulez me raconter toute votre histoire parce que vous êtes amoureuse d’un homme?

– Non, mais parce que cela m’a rendue à moi-même. Rien d’autre n’aurait pu le faire.»

Il tourna la tête pour la considérer d’un air sombre, mais il ne dit mot et éloigna de nouveau son regard. Il l’écouta. Au début, il avait marmotté à une ou deux reprises: «Oui! J’ai entendu dire cela», puis il resta silencieux, sans regarder du tout de son côté. Il l’interrompit une seule fois pour lui demander: «Vous aviez été confirmée, avant qu’on ne forçât l’entrée du couvent et qu’on ne dispersât les religieuses?

– Oui, répondit-elle, une année avant, au moins.

– Et ensuite deux de ces dames vous ont emmenée avec elles à Toulon?

– Oui, les parents des autres petites filles habitaient tout près. Elles m’emmenèrent avec elles, pensant pouvoir communiquer avec mes parents, mais c’était difficile. Et puis les Anglais sont arrivés et mes parents se sont embarqués pour essayer, en venant, d’avoir de mes nouvelles. À ce moment-là, mon père ne courait aucun danger à Toulon. Vous pensez peut-être qu’il était traître à son pays?» demanda-t-elle. Elle attendit, les lèvres entrouvertes. Le visage impassible, l’abbé murmura: «C’était un bon royaliste», d’un ton d’amer fatalisme qui semblait absoudre, avec cet homme, tous ceux dont il avait jamais entendu raconter les actions et les erreurs.

Pendant longtemps, poursuivit Arlette, son père n’avait pu découvrir la maison où les religieuses avaient trouvé refuge. C’est seulement la veille du jour où les Anglais évacuèrent Toulon qu’il avait pu obtenir des renseignements. Tard ce jour-là, il apparut devant elle et l’emmena. La ville était pleine de troupes étrangères en retraite. Son père l’avait confiée à sa mère et était ressorti afin de tout préparer pour pouvoir s’embarquer dès cette nuit-là et rentrer à Escampobar; mais la tartane n’était plus à l’endroit où il l’avait laissée. Les deux hommes de Madrague qui formaient son équipage avaient disparu aussi. C’est ainsi que la famille avait été prise au piège dans cette ville pleine de tumulte et de confusion. Des navires et des maisons flambaient. D’effroyables explosions de poudre à canon ébranlaient la terre. Elle avait passé cette nuit-là à genoux, la figure cachée dans les jupes de sa mère, tandis que son père faisait le guet, près de la porte barricadée, un pistolet dans chaque main.

Au matin, la maison s’était remplie de hurlements sauvages. On entendit des gens monter précipitamment l’escalier. La porte vola en éclats. Ce bruit l’avait fait lever en sursaut et elle était allée se jeter à genoux dans un coin, la face contre le mur. Il y avait eu une clameur meurtrière, elle avait entendu deux coups de feu, et puis quelqu’un l’avait saisie par le bras et l’avait remise sur ses pieds. C’était Scevola. Il l’avait traînée jusqu’à la porte. Les corps de son père et de sa mère gisaient sur le seuil. La pièce était remplie de la fumée des détonations. Elle avait voulu se jeter sur les corps et s’accrocher à eux, mais Scevola l’avait prise sous les bras et lui avait fait franchir les corps. Il lui avait saisi la main et l’avait forcée à fuir avec lui, ou plutôt l’avait traînée en bas de l’escalier. Dehors, sur le trottoir, quelques hommes terribles et de nombreuses femmes farouches armées de couteaux les avaient rejoints. On courait dans les rues en brandissant des piques et des sabres et en poursuivant d’autres groupes de gens sans armes qui fuyaient à tous les coins de rues en poussant des cris perçants.