Il n’allait pas falloir tarder à le faire, pensa-t-il. On ne peut pas vivre indéfiniment avec un trésor attaché autour de la poitrine. En attendant, parfait étranger dans son pays natal [16] où son débarquement était peut-être la plus considérable aventure de son aventureuse existence, il jeta sa veste sur le gilet roulé et y posa la tête après avoir soufflé la bougie. La nuit était chaude. Il se trouvait que le plancher était en bois et non carrelé.
Cette sorte de lit n’était pas une nouveauté pour lui. Son gourdin à portée de la main, Peyrol dormit profondément jusqu’à ce que des bruits et des voix dans la maison et sur la route vinssent le réveiller peu après le lever du soleil. Il ouvrit le volet, accueillant la lumière et la brise du matin avec cette satisfaction de n’avoir rien à faire qui, pour un marin de son genre, est inséparable du fait d’être à terre. Il n’y avait rien qui pût troubler ses pensées: et quoique sa physionomie fût loin d’être dénuée d’expression, elle n’offrait pas l’apparence d’une profonde méditation.
Ç’avait été par le plus grand des hasards qu’au cours de la traversée, il avait découvert, dans un recoin secret d’un des coffres de sa prise, deux sacs de pièces de monnaie assorties: mohurs d’or [17], ducats hollandais, piécettes espagnoles, guinées anglaises. Une fois cette découverte faite, aucun doute n’était venu le tourmenter. Le butin, grand ou petit, était un fait naturel de sa vie de flibustier. Et maintenant que par la force des choses il était devenu maître-canonnier dans la Marine, il n’allait pas abandonner sa trouvaille à de fichus terriens, de simples requins, des gratte-papier voraces, qui la fourreraient dans leurs poches. Quant à annoncer la nouvelle à son équipage (entièrement composé de mauvais sujets), il n’était pas assez bête pour rien faire de pareil. Ils n’auraient pas été incapables de lui couper la gorge. Un vieux combattant de la mer comme lui, un Frère-de-la-Côte, avait plus de droit à un pareil butin que n’importe qui au monde. Aussi, à ses moments perdus, en mer, s’était-il occupé, dans la solitude de sa cabine, à confectionner cet ingénieux gilet de toile pour pouvoir transporter son trésor à terre secrètement. Il était volumineux, mais ses vêtements étaient de large coupe, et nul minable douanier n’aurait le front de porter les mains sur un chef de prise victorieux se rendant au bureau du préfet maritime pour faire son rapport. Ce plan avait parfaitement réussi, Toutefois il s’aperçut bientôt que ce vêtement insoupçonné, et qui valait précisément son pesant d’or, éprouvait son endurance plus qu’il ne l’avait prévu. Cela lui avait fatigué le corps et, en outre, l’avait quelque peu déprimé. Cela l’avait rendu moins actif et aussi moins communicatif. Sans cesse cela lui avait rappelé qu’il ne lui fallait à aucun prix risquer le moindre ennui, qu’il lui fallait éviter toute bagarre, toute intimité, toute réjouissance en compagnie mêlée. C’était là une des raisons qui l’avaient rendu impatient de quitter la ville. Cependant, une fois la tête posée sur son trésor, il pouvait dormir du sommeil du juste.
Au matin pourtant il renonça à remettre le gilet sur lui. Avec un mélange de l’insouciance particulière aux marins et de sa vieille foi en sa chance, il se contenta d’enfoncer le précieux gilet dans le conduit de la cheminée vide. Puis il s’habilla et déjeuna. Une heure après, monté sur une mule de louage, il descendait le chemin, aussi paisible que s’il se fût agi pour lui d’explorer les mystères d’une île déserte.
Il se proposait d’atteindre l’extrémité de la presqu’île qui, avançant dans la mer comme une jetée colossale, sépare la pittoresque rade d’Hyères des caps et des anses de la côte qui forment les approches du port de Toulon. Le chemin sur lequel le pas assuré de la mule le menait (car Peyrol, après lui avoir tourné la tête dans la bonne direction, ne s’était plus soucié de la diriger) descendait rapidement vers une plaine à l’aspect aride, où scintillaient de loin les reflets des salines [18], et que bornaient des collines bleuâtres de faible hauteur. Toute trace d’habitation humaine avait bientôt disparu à son regard vagabond. Cette partie de son pays natal lui était plus étrangère que les rivages du détroit de Mozambique, les récifs de corail de l’Inde ou les forêts de Madagascar. Il lui fallut peu de temps pour atteindre la partie resserrée de la presqu’île de Giens, tout imprégnée de sel et où se voyait une lagune bleue, particulièrement bleue, plus foncée et plus calme encore que la surface de la mer dont, à droite et à gauche, elle n’était séparée que par d’étroites langues de terre qui, à certains endroits, n’avaient pas même cent mètres de largeur. On ne distinguait plus le sentier où il n’y avait plus trace d’ornières; par moments, des plaques de sel efflorescent d’une blancheur de neige brillaient entre des touffes d’herbe raide et des buissons paraissant particulièrement dépourvus de vitalité. Toute cette bande de terre était si basse qu’elle semblait n’avoir pas plus d’épaisseur qu’une feuille de papier posée sur la mer. Le citoyen Peyrol aperçut à hauteur des yeux, comme s’il les voyait d’un simple radeau, les voiles de divers bâtiments, blanches ou brunes, tandis que devant lui se dressait Porquerolles, son île natale, robuste et terne de l’autre côté d’un large ruban d’eau. La mule, qui savait plutôt mieux que Peyrol où elle allait, l’eut bientôt porté parmi les molles ondulations situées à l’extrémité de la presqu’île. Les pentes en étaient couvertes d’une herbe maigre; des murs de clôture en pierres sèches serpentaient à travers des champs, et parfois se montrait au-dessus d’eux un toit bas de tuiles rouges qu’abritait la tête délicate de quelques acacias. À un tournant du ravin apparut un village formé de quelques maisons qui, pour la plupart, bordaient le chemin de murs sans fenêtres; d’abord, il n’y vit pas âme qui vive. Trois grands platanes, à l’écorce très déguenillée et au feuillage très pauvre, formaient un bouquet dans un endroit découvert, et Peyrol aperçut avec plaisir un chien qui dormait à leur ombre. Avec beaucoup de résolution, la mule se détourna vers une auge de pierre massive placée sous la fontaine du village. Tandis que la mule buvait, Peyrol, regardant du haut de sa selle autour de lui, n’aperçut aucun indice de l’existence d’une auberge. Puis, en examinant le sol plus près de lui, il remarqua, assis sur une pierre, un homme en haillons. Il portait une large ceinture de cuir, et avait les jambes nues jusqu’aux genoux. Il regardait, figé de stupeur, cet inconnu monté sur la mule. Le teint bruni de son visage contrastait fortement avec sa tignasse grise. Sur un signe de Peyrol il ne fit aucune difficulté pour s’approcher avec empressement, mais sans modifier la fixité de son regard.
La pensée que s’il était resté au pays il eût été probablement semblable à cet homme traversa spontanément l’esprit de Peyrol. Avec cet air de gravité dont il se départait rarement il lui demanda s’il y avait d’autres habitants que lui dans le village. Alors, à la surprise de Peyrol, cet oisif indigent esquissa un sourire aimable et lui répondit que les gens étaient sortis pour s’occuper de leurs lopins de terre.
Peyrol était encore assez proche de ses origines paysannes pour répliquer que depuis des heures il n’avait aperçu ni homme, ni femme, ni enfant, ni quadrupède d’aucune sorte et qu’il n’aurait pas cru qu’il pût y avoir la moindre terre méritant qu’on s’en occupât aux alentours. Mais l’autre insista. Ma foi, ils étaient tout de même sortis pour s’en occuper: du moins ceux qui en avaient.
Au bruit des voix, le chien se leva, donnant l’étrange impression qu’il n’avait rien d’autre que l’échine; s’approchant avec une lugubre fidélité, il resta planté, le museau collé contre les mollets de son maître.
[16] Cette expression, d’allure un peu solennelle en anglais, est peut-être une allusion biblique (voir Ex., 11, 22).