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«Agenouillez-vous là devant le maître-autel, et implorez la grâce, la force et la miséricorde qui vous sont nécessaires en ce monde peuplé de crimes contre Dieu et contre les hommes.»

Elle ne le regardait pas. À travers les minces semelles de ses souliers, elle sentait le froid des dalles. L’abbé laissa la porte entrebâillée, s’assit sur une chaise de paille, la seule de la sacristie, croisa les bras et laissa tomber son menton sur sa poitrine. Il avait l’air profondément endormi, mais au bout d’une demi-heure, il se leva et, s’avançant jusqu’à la porte, resta à regarder la forme agenouillée sur les marches de l’autel. Arlette, le visage enfoui dans les mains, était en proie à l’ardeur de la piété et de la prière. L’abbé attendit patiemment pendant nombre de minutes encore avant d’élever la voix en un grave murmure qui vint remplir le vaisseau sombre de l’église.

«Il vous faut partir. Je vais sonner les vêpres.» À la voir ainsi, complètement absorbée devant le Très-Haut, il avait été touché. Il regagna la sacristie et, au bout d’un moment, entendit le bruit aussi faible que possible que faisait la jupe de satin noir de la fille d’Escampobar dans son costume d’Arlésienne. Elle entra dans la sacristie d’un pas léger, les yeux brillants: l’abbé la regarda avec quelque émotion.

«Vous avez bien prié, ma fille, dit-il. Le pardon ne vous sera pas refusé, car vous avez beaucoup souffert. Mettez votre confiance dans la grâce de Dieu.»

Elle leva la tête et resta immobile un moment. Dans l’ombre de la petite pièce, il distingua l’éclat de ses yeux baignés de larmes.

«Oui, monsieur l’abbé», dit-elle, de sa voix claire et séduisante. «J’ai prié et je me sens exaucée. J’ai supplié Dieu de me garder toujours fidèle le cœur de celui que j’aime ou de me laisser mourir avant de le revoir.»

L’abbé pâlit sous le hâle de son visage de curé de campagne, et sans prononcer un mot, il s’adossa contre le mur.

XI

Une fois sortie de l’église par la porte de la sacristie, Arlette ne se retourna pas une fois. L’abbé la vit passer comme une ombre au-delà du presbytère, puis disparaître à sa vue. Il ne l’accusa pas de duplicité. C’est lui qui s’était trompé. Une païenne! Malgré sa peau très blanche, avec ses cheveux et ses yeux noirs, ses lèvres d’un rouge foncé, elle avait l’air d’avoir une goutte de sang sarrasin dans les veines. Sans même un soupir, il l’abandonna à son sort.

Arlette se dirigea rapidement vers Escampobar comme si elle croyait n’y arriver jamais assez vite; mais en approchant du premier champ enclos elle ralentit le pas, et après un moment d’hésitation, elle s’assit entre deux oliviers, près d’un mur au pied duquel poussait une herbe épaisse. «Et si vraiment, se raisonnait-elle, j’ai été possédée comme l’affirme l’abbé, quelle importance cela a-t-il pour celle que je suis devenue maintenant? L’esprit du mal avait chassé mon être véritable de mon propre corps et avait ensuite rejeté mon corps. J’ai vécu des années sans rien en moi. Rien n’avait de sens pour moi.»

Mais maintenant son être véritable, mûri par ce mystérieux exil, lui était revenu, rempli d’espérance, avide d’amour. Elle était certaine qu’il n’avait jamais été très éloigné de ce corps rejeté que Catherine avait dernièrement déclaré n’être pas fait pour les bras d’un homme. La pauvre vieille n’y connaissait pas grand-chose, pensa Arlette, non avec mépris mais plutôt avec pitié. Elle savait mieux elle-même à quoi s’en tenir; elle avait demandé au ciel de l’éclairer durant sa longue prostration, ses ardentes prières et son moment d’extase devant cet autel sans cierges.

Elle en connaissait bien la signification et aussi celle d’un autre instant – celui d’une révélation terrestre qui lui était apparue ce jour-là, à midi, tandis qu’elle servait le repas du lieutenant. Tous les autres étaient dans la cuisine; Réal et elle étaient plus seuls tous les deux qu’ils ne l’avaient jamais été de leur vie. Ce jour-là, elle n’avait pu se refuser le plaisir qu’elle ressentait à être près de lui, à l’observer à la dérobée, à l’entendre peut-être prononcer quelques mots, à éprouver la conscience étrangement réconfortante de sa propre existence, que seule la présence de Réal pouvait lui donner; une sorte de félicité, de chaleur, de courage, de confiance sans passion mais qui l’absorbait toute!… Elle s’était écartée de la table de Réal et s’était assise en face de lui, les yeux baissés. Un grand silence régnait dans la salle, à l’exception d’un murmure de voix venant de la cuisine. Elle avait d’abord jeté un ou deux coups d’œil à la dérobée, puis en regardant de nouveau entre ses cils pour ainsi dire, elle l’avait vu poser les yeux sur elle avec une expression particulière. Jamais cela ne s’était produit auparavant. Elle s’était levée d’un bond, croyant qu’il désirait quelque chose, et comme elle se tenait debout devant lui, la main posée sur la table, il s’était baissé tout à coup et avait, de ses lèvres, pressé cette main contre la table, la baisant passionnément, en silence, interminablement… Plus effrayée d’abord que surprise, puis infiniment heureuse, elle commençait à haleter, lorsqu’il s’était interrompu et s’était rejeté en arrière sur sa chaise. Elle s’était éloignée de la table et s’était rassise pour le regarder franchement, fixement, sans un sourire. Mais lui ne la regardait pas. Il serrait l’une contre l’autre ses lèvres passionnées et son visage avait une expression de grave désespoir. Ils n’avaient pas échangé une parole. Il s’était levé brusquement en détournant les yeux et était sorti, sans même achever son repas.

Dans le cours habituel des choses, tout autre jour, elle se serait levée pour le suivre, car elle avait toujours cédé à cette fascination qui avait commencé à éveiller ses facultés. Elle serait allée dehors, rien que pour passer une ou deux fois devant lui. Mais ce jour-là, elle n’avait pas obéi à ce qui, en elle, était plus fort que la fascination, à ce qui, au-dedans d’elle-même, la poussait et la retenait à la fois. Elle s’était contentée de lever le bras et de regarder sa main. C’était vrai. C’était donc arrivé. Il avait embrassé cette main. Auparavant, elle ne s’inquiétait pas qu’il eût l’air sombre, du moment qu’il restait à un endroit où elle pouvait le regarder – ce qu’elle faisait à la moindre occasion sans retenue, avec la plus franche innocence. Mais maintenant, elle n’était plus assez naïve pour cela. Elle s’était levée, avait traversé la cuisine, croisé sans aucune gêne le regard inquisiteur de Catherine, et était montée à sa chambre. Quand elle en était redescendue, il était devenu invisible et l’on eût dit que tous les autres étaient allés se cacher aussi: Michel, Peyrol, Scevola… Mais si elle avait rencontré Scevola, elle ne lui aurait pas parlé. Cela faisait maintenant très longtemps qu’elle n’avait pris l’initiative d’aucune conversation avec lui. Elle supputa toutefois que Scevola était allé tout simplement s’étendre dans sa tanière, pauvre pièce étroite qu’éclairait une seule petite fenêtre vitrée placée en haut du mur du fond. C’est là que Catherine l’avait logé le jour même où il avait ramené sa nièce; et depuis lors il l’avait toujours conservée pour son usage personnel. Elle se le représentait même là-haut, étendu sur son grabat. Elle en était désormais capable. Auparavant, pendant des années après son retour, les gens qui étaient hors de sa vue étaient hors de sa pensée [86]. S’ils s’étaient enfuis en l’abandonnant, elle n’eût pas pensé à eux le moins du monde. Elle se serait mise à aller et venir de la maison vide aux champs déserts sans penser à personne. Peyrol était le premier être humain auquel elle eût pris garde depuis des années. Dès son arrivée, Peyrol avait toujours existé pour elle. D’ailleurs le flibustier était généralement très visible, en quelque endroit de la ferme. Cet après-midi-là, néanmoins, Peyrol lui-même restait invisible. L’inquiétude d’Arlette se mit à croître, mais elle éprouvait une étrange répugnance à entrer dans la cuisine où elle savait trouver sa tante assise dans son fauteuil comme le génie tutélaire [87] de la maison, prenant son repos dans une impénétrable immobilité. Pourtant, elle éprouvait le besoin de parler de Réal à quelqu’un. C’est ainsi que l’idée de descendre à l’église lui était venue. Elle parlerait de lui au prêtre et à Dieu. Elle avait subi l’ascendant de ses vieux souvenirs. On l’avait élevée à croire qu’on pouvait tout dire à un prêtre, qu’on pouvait prier le Dieu Tout-Puissant qui connaissait toute chose, et par la prière implorer la grâce, la force, la miséricorde, la protection, la pitié. Elle l’avait fait et elle se sentait exaucée.

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[86] Allusion à un dicton: Out of sight out of mind (analogue à notre «Loin des yeux loin du coeur») popularisé par le poème «That Out of Sight» dans Songs in Absence (Chants de l’absence) d’Arthur Hugh Clough (1819-1861).

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[87] La formule anglaise presiding genius («génie qui préside») semble assez courante; elle l’est peut-être devenue sous l’influence d’une lettre du poète John Keats à son ami B.H. Haydon, où il parlait de «a good genius presiding over you» («un bon génie qui préside au-dessus de vous», c’est-à-dire qui vous dirige et vous protège).