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Son cœur s’était calmé tandis qu’elle se reposait à l’abri du mur. Elle tira un long brin d’herbe, qu’elle tortilla machinalement autour de ses doigts. Le voile de nuages s’était épaissi au-dessus de sa tête, un crépuscule précoce était descendu sur la terre, et elle n’avait pas découvert ce qu’il était advenu de Réal. Brusquement, elle se leva avec égarement. Mais elle éprouva aussitôt le besoin de se maîtriser. De ce pas léger qui lui était habituel, elle se dirigea vers la maison et, pour la première fois de sa vie, perçut combien celle-ci paraissait sombre et stérile quand Réal ne s’y trouvait pas. Elle se faufila sans bruit par la grande porte du bâtiment principal et monta rapidement l’escalier. Le palier était sombre. Elle passa devant la porte de la chambre qu’elle occupait avec sa tante. Ç’avait été la chambre de son père et de sa mère. L’autre grande chambre était celle du lieutenant pendant ses visites à Escampobar. Sans même un bruissement de sa robe, elle glissa ainsi qu’une ombre le long du corridor, tourna sans bruit la poignée et entra. Après avoir fermé la porte derrière elle, elle prêta l’oreille. Pas le moindre bruit dans la maison. Scevola devait être déjà descendu dans la cour ou bien, les yeux grands ouverts, rester étendu sur son grabat en désordre, rageant avec fureur pour une raison quelconque. Elle l’avait trouvé ainsi une fois par hasard, couché sur le ventre, le visage à demi enfoui dans l’oreiller, un œil allumé d’une lueur sauvage et il l’avait fait fuir épouvantée, en marmottant: «Allez-vous-en, ne m’approchez pas.» Tout cela n’avait eu aucun sens pour elle sur le moment.

Après s’être assurée que l’intérieur de la maison était silencieux comme la tombe, Arlette se dirigea vers la fenêtre, qui pendant les séjours du lieutenant restait toujours ouverte, le contrevent poussé complètement contre le mur. La fenêtre n’avait bien entendu pas de rideaux, et en s’en approchant, Arlette aperçut Peyrol qui redescendait du belvédère. Sa tête blanche, brillante comme de l’argent, se détachait sur la pente du terrain; elle disparut peu à peu de sa vue et Arlette entendit sous la fenêtre le bruit de ses pas. Ils pénétrèrent dans la maison, mais elle ne l’entendit pas monter à sa chambre. Il était allé à la cuisine. Pour voir Catherine. Ils allaient parler d’elle et d’Eugène. Mais qu’allaient-ils dire? Sa découverte de la vie était si récente que tout lui semblait dangereux: conversations, attitudes, regards. La seule idée du silence entre ces deux êtres l’effrayait. C’était possible. Si vraiment ils ne se disaient rien… ce serait terrible.

Pourtant elle resta calme comme une personne raisonnable qui sait qu’aller et venir avec agitation n’est pas le bon moyen de faire face à des dangers inconnus. Elle parcourut des yeux la pièce et aperçut dans un coin la valise du lieutenant. C’était en réalité ce qu’elle avait souhaité voir. Il n’était donc pas parti. Mais quand bien même elle ouvrirait cette valise, cela ne lui dirait pas ce qu’il était devenu. Quant à son retour, elle ne le mettait aucunement en doute. Il était toujours revenu. Son attention fut particulièrement attirée par un gros paquet cousu dans de la toile à voiles, avec trois grands cachets rouges sur la couture. Mais elle n’y arrêta pas ses pensées. Celles-ci tournaient toujours autour de Catherine et Peyrol, en bas. Comme ils avaient changé! Avaient-ils jamais cru qu’elle était folle? Elle s’indigna. «Comment aurais-je pu m’en empêcher?» se demanda-t-elle avec désespoir. Elle s’assit au bord du lit, dans sa pose habituelle, les pieds croisés, les mains posées sur les genoux. Sur l’une de ses mains elle sentait encore la trace des lèvres de Réal, impression calmante, rassurante comme toutes les certitudes; mais elle sentait dans son esprit une confusion persistante, une lassitude indéfinie, comme l’effort que fait une vue imparfaite pour distinguer des contours changeants, des formes flottantes, d’incompréhensibles signes. Elle ne put résister à la tentation de reposer, ne fût-ce qu’un bref moment, son corps las.

Elle s’allongea sur le bord même du lit et cacha sous sa joue la main que Réal avait embrassée. La faculté de penser l’abandonna complètement, mais elle demeura les yeux ouverts, tout à fait éveillée. Dans cette position, sans entendre le moindre bruit, elle vit la poignée de la porte s’abaisser à fond, dans un silence absolu, comme si la serrure avait été huilée récemment. Son premier mouvement fut de sauter au beau milieu de la pièce, mais elle se retint, et se contenta de se mettre sur son séant d’un geste vif. Le lit n’avait pas craqué. Elle mit tout doucement les pieds par terre et au moment où, en retenant son souffle, elle appuyait l’oreille contre la porte, la poignée était déjà remontée. Elle n’avait décelé aucun bruit au-dehors. Pas le moindre. Rien. Pas un instant l’idée ne lui vint de mettre en doute le témoignage de ses yeux; mais tout s’était passé dans un tel silence que le plus léger sommeil n’en aurait pas été troublé. Si elle avait été allongée sur l’autre côté, c’est-à-dire le dos à la porte, elle ne se serait sûrement aperçue de rien. Elle attendit encore un peu avant de s’écarter de la porte et de s’asseoir sur une chaise auprès d’une table pesante et ornée de sculptures, meuble de famille qui eût été mieux à sa place dans un château que dans une maison de ferme. La poussière de plusieurs mois en couvrait la lisse surface ovale en bois sombre au grain fin.

«Ce devait être Scevola», pensa Arlette. Ce ne pouvait être que lui. Que pouvait-il bien vouloir? Elle se livra à ses réflexions; mais après tout cela n’avait pas d’importance. Réal absent occupait toute sa pensée. Avec une inconsciente lenteur, son doigt traça sur la poussière de la table les initiales E.A. qu’elle entoura d’un cercle. Puis elle se leva brusquement, ouvrit la porte et descendit. Dans la cuisine, ainsi qu’elle s’y était tout à fait attendue, elle trouva Scevola avec les autres. Aussitôt qu’il la vit, il se leva et courut au premier étage, mais il revint presque aussitôt avec l’air d’avoir rencontré un fantôme et à une question insignifiante que lui posa Peyrol, ses lèvres et même son menton se mirent à trembler avant qu’il ne parvînt à maîtriser sa voix. Il évitait de regarder les autres en face: ceux-ci semblaient aussi ne pas oser s’entreregarder, et on eût dit que le lieutenant absent hantait le repas du soir à l’Escampobar. Peyrol, en outre, devait penser à son prisonnier. L’existence de celui-ci présentait un fort intéressant problème, alors que les manœuvres du navire anglais en constituaient un autre étroitement lié au premier, et plein de perspectives dangereuses. Les yeux noirs et ternes de Catherine semblaient s’être encore enfoncés dans leurs orbites, mais son visage conservait son expression habituelle de sévérité distante. Tout à coup Scevola, comme s’il répondait à l’une de ses propres pensées, se mit à dire: