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«Ce qui nous a perdus, c’est la modération.»

Peyrol avala le morceau de pain beurré qu’il mâchait lentement et demanda:

«À quoi faites-vous allusion, citoyen?

– Je fais allusion à la République», répondit Scevola d’une voix plus assurée que d’ordinaire. «Je dis, la modération. Nous autres, patriotes, nous avons arrêté notre bras trop tôt. On aurait dû tuer, avec leurs pères et leurs mères, tous les enfants des ci-devant et tous les enfants des traîtres. Le mépris des vertus civiques et l’amour de la tyrannie sont innés chez tous ces gens-là. En grandissant, ils piétinent tous les principes sacrés… L’œuvre de la Terreur est réduite à néant.

– Que proposez-vous donc de faire là-contre? grommela Peyrol. Inutile de déclamer ici… ou n’importe où, d’ailleurs. Vous ne trouverez personne pour vous écouter, espèce de cannibale», ajouta-t-il avec bonhomie. Arlette, la tête appuyée sur la main gauche, traçait de son index droit sur la nappe des initiales invisibles. Catherine, qui se baissait pour allumer une lampe à quatre becs montée sur un pied de cuivre, tourna par-dessus son épaule sa tête aux traits finement dessinés. Le sans-culotte se dressa brusquement en agitant les bras, il avait les cheveux en broussaille à force de s’être retourné sans dormir sur son grabat. Les manches déboutonnées de sa chemise battirent contre ses bras maigres et velus. Il n’avait plus l’air d’avoir rencontré un fantôme. Il ouvrit une large bouche noire, mais Peyrol leva un doigt vers lui calmement:

«Non, non! Le temps où vos propres parents, là-haut, du côté de la Boyère – ce n’est pas là qu’ils habitaient? – tremblaient à l’idée de vous voir arriver pour leur rendre visite à la tête d’une troupe de patriotes déguenillés, ce temps-là est passé. Vous n’êtes plus à la tête de personne, et si vous vous mettiez à pérorer comme ça en public, les gens se soulèveraient et vous prendraient en chasse comme un chien enragé.»

Scevola, qui avait refermé la bouche, jeta un regard par-dessus son épaule et, comme impressionné de ne se voir appuyé par personne, sortit de la cuisine en titubant comme un homme ivre. Il n’avait pourtant bu que de l’eau. Peyrol regarda pensivement la porte que le sans-culotte indigné avait claquée derrière lui. Pendant ce colloque entre les deux hommes, Arlette avait disparu dans la salle. Catherine, redressant sa haute taille, posa sur la table la lampe à huile avec ses quatre becs fumeux. Elle lui éclairait le visage par en dessous. Peyrol déplaça légèrement la lampe avant de lui dire, en levant les yeux vers elle:

«Il est heureux pour vous que Scevola n’ait pas été accompagné, fût-ce d’un seul autre individu de son genre quand il est arrivé ici.

– Oui, approuva-t-elle. J’ai eu affaire à lui seul, d’un bout à l’autre. Mais vous m’imaginez entre lui et Arlette? À cette époque il délirait terriblement, mais il était éberlué et exténué. Et puis je me suis reprise et j’ai pu discuter fermement avec lui. Je lui disais: «Regarde-la, elle est si jeune et elle ne se connaît pas du tout.» Ma parole, pendant des mois tout ce qu’on pouvait comprendre de ce qu’elle disait, c’était: «Comme il coule! comme il éclabousse!» Lui, il me parlait de sa vertu républicaine. Il n’était pas un débauché. Il attendrait. Il disait qu’elle était sacrée pour lui: et ainsi de suite. Il arpentait la pièce pendant des heures tout en parlant d’elle et je restais à l’écouter en tâtant dans ma poche la clé de la chambre où j’avais enfermé l’enfant. J’ai temporisé, et, comme vous le dites vous-même, c’est peut-être parce qu’il n’avait personne derrière lui qu’il n’a pas essayé de me tuer: ce qu’il aurait pu faire n’importe quand. J’ai temporisé et, après tout, pourquoi aurait-il eu envie de me tuer? Il m’a dit plus d’une fois qu’il était sûr qu’Arlette lui appartiendrait. Plus d’une fois il m’a fait frissonner en m’en donnant la raison. Arlette lui devait la vie. Oh! cette vie terrible et démente! C’est un de ces hommes, voyez-vous, qui peuvent être patients quand il s’agit des femmes.»

Peyrol fit signe qu’il comprenait. «Oui, il y en a comme cela. Les gens de cette sorte n’en sont quelquefois que plus impatients de verser le sang. Je crois pourtant que vous l’avez échappé belle pendant longtemps; au moins, jusqu’à mon arrivée ici.

– Les choses s’étaient arrangées, plus ou moins, murmura Catherine, mais, tout de même j’ai été heureuse de voir arriver ici un homme à cheveux gris, un homme sérieux [88].

– Des cheveux gris, n’importe qui peut en avoir», déclara Peyrol avec un peu d’aigreur.

«Vous ne me connaissiez pas. Vous ne savez rien de moi, même maintenant.

– Il y a des Peyrol qui ont habité à moins d’une demi-journée d’ici», déclara Catherine, évoquant des souvenirs.

«Cela se peut!» répondit l’écumeur de mer, d’un ton si singulier que Catherine lui demanda brusquement – «Que voulez-vous dire? N’êtes-vous pas de cette famille? Peyrol n’est pas votre nom?

– J’en ai eu plusieurs, et c’en était un. Ainsi donc ce nom et mes cheveux gris vous ont plu, Catherine? Ils vous ont inspiré confiance, hein?

– Je n’ai pas été fâchée de vous voir arriver. Scevola non plus, je crois. Il avait entendu dire qu’on poursuivait les patriotes çà et là, et il s’est de moins en moins inquiété. Vous avez prodigieusement éveillé l’enfant.

– Est-ce que cela aussi a fait plaisir à Scevola?

– Avant votre arrivée, elle ne parlait à personne, à moins qu’on ne lui adressât la parole. Elle semblait ne pas se soucier de savoir où elle était. En même temps», ajouta Catherine après un moment, «elle ne se souciait pas non plus de ce qui pouvait lui arriver. Oh! j’ai passé de pénibles heures à réfléchir à tout cela, travaillant dans la journée, et, la nuit quand j’étais éveillée, à écouter son souffle. Et je vieillissais de jour en jour, et, qui sait? peut-être que ma dernière heure était prête à sonner. J’ai souvent pensé que lorsque je la sentirais approcher, je vous parlerais comme je vous parle en ce moment.

– Tiens! Vous avez pensé cela!» dit Peyrol à mi-voix. «À cause de mes cheveux gris, je suppose?

– Oui. Et parce que vous êtes venu d’au-delà des mers», fit Catherine d’un air inflexible et d’une voix ferme. «Ne savez-vous pas que, la première fois qu’Arlette vous a vu, elle vous a parlé, et que c’était la première fois que je l’entendais parler spontanément, depuis le jour où cet homme me l’a ramenée et où j’ai dû la laver des pieds à la tête avant de la mettre dans le lit de sa mère.

– La première fois! répéta Peyrol.

– Ç’a été comme un miracle, reprit Catherine, et c’est vous qui l’avez fait.

– Ce doit être quelque sorcière hindoue qui m’en aura donné le pouvoir», murmura Peyrol, si bas que Catherine ne put l’entendre. Elle n’eut pas l’air de s’en soucier et reprit aussitôt:

«Et l’enfant s’est attachée à vous, étonnamment. Une sorte de sentiment s’était enfin éveillé en elle.

– Oui», acquiesça Peyrol d’un air sombre. «Elle s’est attachée à moi. Elle a appris à parler au… vieillard.

– C’est quelque chose en vous qui semble lui avoir ouvert l’esprit et délié la langue», dit Catherine qui gardait tout en parlant une sorte de maintien royal, comme si elle eût été le chef [89] de quelque tribu. «Souvent, de loin, je vous ai regardés parler tous les deux, en me demandant ce qu’elle…

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[88] Catherine dit en anglais a grey-haired man, serious; la place du deuxième adjectif est tout à fait contraire à l’usage anglais; bien entendu, le gallicisme est ici délibéré.

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[89] Le narrateur emploie ici le mot chieftainess, féminin archaïque de chieftain, terme lui-même assez rare.