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Peyrol croisa les bras sur sa poitrine et baissa la tête. La mélancolie lui était tout à fait étrangère. Qu’est-ce que la mélancolie a à faire dans la vie d’un flibustier, d’un Frère-de-la-Côte, vie simple, aventureuse, précaire, exposée aux risques et qui ne laisse de loisir ni pour la réflexion, ni pour cet oubli momentané de soi qu’on appelle gaieté. Une sombre fureur, une réjouissance farouche, il avait connu cela par bouffées passagères venues du dehors: mais jamais ce sentiment profond et secret de la vanité de toutes choses, cette incertitude de la force qui l’habitait.

«Je me demande ce que sera pour moi ce signe», pensait-il; et il se dit avec dédain envers lui-même que pour lui il n’y aurait aucun signe et qu’il lui faudrait mourir dans son lit, comme un vieux chien de garde dans sa niche. Ayant touché le fond de l’abattement, il n’y avait plus devant lui qu’un trou noir dans lequel sa conscience tombait comme une pierre.

Le silence, qui avait peut-être duré une minute après que Catherine eut fini de parler, fut soudain traversé par une voix claire qui disait:

«Que complotez-vous donc là, tous les deux?»

C’était Arlette, plantée à la porte de la salle. Le reflet de la lumière dans le blanc de ses yeux faisait ressortir son regard noir et pénétrant. La surprise fut complète. Le profil de Catherine, debout près de la table, sembla se raidir encore, si possible; on eût dit la statue anguleuse d’une vieille prophétesse de quelque tribu du désert. Arlette fit trois pas en avant. Chez Peyrol, même un étonnement extrême se manifestait par la fermeté. On l’avait connu pour ne jamais avoir l’air pris à l’improviste et l’âge avait accentué en lui ce trait d’un chef né. Il s’écarta un rien du bord de la table et lui dit de sa voix grave:

«Ma foi, patronne! Nous n’avions pas causé ensemble depuis si longtemps.»

Arlette se rapprocha encore. «Oui, je le sais, s’écria-t-elle. C’était horrible. Je vous ai observés tous les deux. Scevola est venu s’asseoir tout près de moi sur le banc. Il s’est mis à me parler, et alors je suis partie. Cet homme m’assomme. Et je vous trouve ici, vous autres, à ne rien dire. C’est insupportable. Qu’est-ce que vous avez tous les deux? Dites-moi, papa Peyrol, est-ce que vous ne m’aimez plus?» Sa voix remplissait la cuisine. Peyrol alla fermer la porte de la salle. En revenant, il fut frappé du rayonnement de vie qui animait Arlette et semblait faire pâlir les flammes de la lampe. Il dit en plaisantant à demi:

«Je ne sais pas si je ne vous aimais pas davantage quand vous étiez plus calme.

– Et ce que vous aimeriez le mieux, ce serait de me voir encore plus calme dans la tombe.»

Elle l’éblouissait. La vitalité s’écoulait de ses yeux, de ses lèvres, de toute sa personne, l’enveloppait comme un halo et… oui, vraiment, la plus faible rougeur du monde était venue colorer ses joues, à peine rosies, comme la lueur d’une flamme lointaine sur la neige. Elle leva les bras en l’air et laissa retomber ses mains de haut sur les épaules de Peyrol, et d’un regard noir et insistant elle arrêta les yeux désespérément fuyants du vieux marin. Il la sentit qui déployait toute sa séduction instinctive, en même temps que s’accroissait la force farouche des doigts qui s’accrochaient à lui.

«Non! Je ne peux plus me contenir! Monsieur Peyrol, papa Peyrol, vieux canonnier, horrible loup de mer, soyez un ange et dites-moi où il est?»

Le flibustier, qui ce matin même s’était montré aussi inébranlable qu’un roc sous l’étreinte du lieutenant Réal, sentit toute sa force l’abandonner sous les mains de cette femme, il répondit d’une voix épaisse:

«Il est allé à Toulon. Il avait besoin d’y aller.

– Pourquoi faire? Dites-moi la vérité.

– La vérité n’est pas bonne à savoir pour tout le monde», marmotta Peyrol avec la sensation affolante que le sol même se ramollissait sous ses pieds. «En service commandé», ajouta-t-il dans un grognement.

Les mains d’Arlette glissèrent soudainement des larges épaules de Peyrol. «En service commandé, répéta-t-elle. Quel service?» Sa voix s’étrangla et les mots: «Ah oui! son service!» parvinrent à peine jusqu’à Peyrol qui, aussitôt que les mains eurent lâché ses épaules, sentit sa force lui revenir et la terre molle redevenir ferme sous ses pieds. Juste en face de lui, Arlette, silencieuse, les bras pendants devant elle, les doigts entrelacés, semblait abasourdie que le lieutenant Réal ne fût pas délivré de tout lien terrestre comme un ange descendu du ciel et n’ayant de comptes à rendre qu’à ce Dieu qu’elle avait imploré. Il lui fallait donc le partager avec un service qui pouvait l’envoyer ici ou là. Elle se sentait une force, un pouvoir, plus grands que tout service.

«Peyrol», s’écria-t-elle doucement, «ne me brisez pas le cœur, mon cœur tout neuf qui vient de commencer à battre. Sentez comme il bat. Qui pourrait supporter cela?» Elle s’empara de la grosse main velue du flibustier et la pressa fortement contre sa poitrine. «Dites-moi quand il va revenir.

– Écoutez, patronne, il vaut mieux que vous montiez chez vous», commença Peyrol avec un grand effort et en retirant brusquement sa main captive. Il recula un peu en chancelant tandis qu’Arlette lui criait:

«Non! Vous n’allez plus m’envoyer promener comme vous le faisiez autrefois.» Dans toutes ses transformations, de la supplication à la colère, il n’y avait pas la moindre fausse note, si bien que ce débordement d’émotion avait le pouvoir déchirant d’un art inspiré. Elle se tourna avec violence vers Catherine qui n’avait ni bougé ni proféré un son. «Tout ce que vous pouvez faire tous les deux n’y changera rien désormais.» Et aussitôt elle se retourna vers Peyroclass="underline" «Vous me faites peur avec vos cheveux blancs. Allons!… Faut-il me mettre à genoux devant vous… Là!»

Peyrol la prit sous les coudes, la souleva de terre et la remit sur ses pieds comme si c’eût été un enfant. Aussitôt qu’il l’eut lâchée, elle se mit à frapper du pied.

«Êtes-vous donc stupide? s’écria-t-elle. Vous ne comprenez donc pas qu’il s’est passé quelque chose aujourd’hui?»

Pendant toute cette scène, Peyrol avait conservé son sang-froid le plus honorablement du monde, un peu comme un marin surpris par un grain blanc sous les Tropiques. Mais à ces mots une douzaine de pensées se précipitèrent à la fois dans son esprit à la poursuite de cette étonnante déclaration. Il était arrivé quelque chose. Où? Comment? À qui? Quoi? Cela ne pouvait s’être passé entre elle et le lieutenant. Il n’avait, lui semblait-il, pas perdu le lieutenant de vue depuis la première heure où ils s’étaient rencontrés le matin jusqu’au moment où il l’avait envoyé à Toulon en le poussant littéralement par les épaules: si ce n’est pendant qu’il dînait dans la pièce voisine, la porte ouverte, et pendant les quelques minutes qu’il avait passées à parler avec Michel dans la cour. Ce n’avait été là que quelques minutes et, aussitôt après, la vue du lieutenant assis sur le banc, l’air lugubre comme un corbeau solitaire, ne donnait guère l’impression d’une exaltation, d’une agitation, ni de toute autre émotion ayant trait à une femme. Devant ces difficultés, l’esprit de Peyrol se trouva soudain vide.