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«Voyons, patronne», dit-il, incapable de rien trouver d’autre à dire, «qu’est-ce que c’est que toute cette agitation? Je l’attends de retour ici vers minuit.»

Il fut extrêmement soulagé de voir qu’elle le croyait. C’était la vérité. Il ne savait à vrai dire ce qu’il aurait pu inventer à l’improviste pour se débarrasser d’elle et la décider à aller se coucher. Elle le gratifia d’un froncement de sourcils farouche; et d’un ton terriblement menaçant, s’écria: «Si vous m’avez menti… Oh!»

Il eut un sourire indulgent. «Calmez-vous. Il sera ici peu après minuit. Vous pouvez aller dormir tranquille.»

Elle lui tourna dédaigneusement le dos et dit sèchement: «Allons, ma tante!» et elle se dirigea vers la porte menant au couloir. Arrivée là elle se retourna un moment, la main sur la poignée.

«Vous avez changé. Je ne peux plus me fier ni à l’un ni à l’autre de vous. Vous n’êtes plus les mêmes.»

Elle sortit. Alors seulement Catherine détacha son regard du mur pour croiser le regard de Peyrol. «Vous l’avez entendue? Nous, changés! C’est elle…»

Peyrol hocha la tête à deux reprises et il y eut un long silence pendant lequel les flammes de la lampe elles-mêmes demeurèrent immobiles.

«Suivez-la, mademoiselle Catherine», dit-il enfin avec une nuance de sympathie dans la voix. Elle ne bougea pas. «Allons, du courage», insista-t-il avec une sorte de déférence. «Essayez de la faire dormir.»

XII

D’une allure lente et raide, Catherine sortit de la cuisine et, dans le corridor, trouva Arlette qui l’attendait, une bougie allumée à la main. Son cœur se remplit d’une désolation soudaine à la vue de ce jeune et beau visage autour duquel la tache de lumière mettait un halo et qui, se détachant sur l’obscurité, semblait avoir pour fond la muraille d’un cachot. Sa nièce la précéda aussitôt dans l’escalier, en murmurant avec fureur entre ses jolies dents: «Il s’imagine que je vais pouvoir dormir. Vieil imbécile!»

Peyrol ne quitta pas des yeux le dos droit de Catherine jusqu’à ce que la porte se fût refermée sur elle. Alors seulement il s’accorda le soulagement de laisser l’air s’échapper entre ses lèvres pincées et son regard errer librement tout autour de la pièce. Il saisit la lampe par l’anneau qui en surmontait la tige et passa dans la salle, en refermant derrière lui la porte de la cuisine plongée dans l’obscurité. Il posa la lampe sur la table même où le lieutenant Réal avait pris son repas de midi. Elle était encore recouverte d’une petite nappe blanche et la chaise était restée placée de biais telle qu’il l’avait repoussée en se levant. Une autre des nombreuses chaises de la salle était visiblement placée de façon à faire face à la table. Peyrol, à cette vue, se dit amèrement: «Elle sera restée là à le contempler comme s’il était tout couvert de dorures, avec trois têtes et sept bras attachés au corps», comparaison empruntée à certaines idoles qu’il avait vues dans un temple indien [90]. Sans être iconoclaste, Peyrol éprouva positivement un malaise à ce souvenir et il s’empressa de sortir. Le grand nuage s’était divisé et ses immenses débris s’en allaient d’une marche imposante vers l’ouest, comme chassés devant la lune qui se levait. Scevola, qui s’était étendu de tout son long sur le banc, se redressa soudain et se tint très droit.

«On a fait un petit somme en plein air?» lui dit Peyrol tout en regardant vaguement l’espace lumineux derrière l’arrière-garde des nuages qui s’éloignaient en se bousculant là-haut.

«Je ne dormais pas, répondit le sans-culotte. Je n’ai pas fermé l’œil, pas un instant.

– C’est probablement que vous n’aviez pas sommeil», répondit tranquillement Peyrol dont la pensée restait fixée fort loin de là sur le navire anglais. Son œil intérieur se représentait la silhouette noire de la corvette se découpant sur la grève blanche des Salins, dont la courbe étincelait sous la lune; cependant il poursuivit lentement: «Car ce ne peut pas être le bruit qui vous a empêché de dormir.» Sur le terre-plein d’Escampobar, déjà les ombres s’allongeaient sur le sol, tandis que le flanc de la colline de guet demeurait sombre encore, mais bordé d’une lueur croissante. Et la douceur de cette paix était telle qu’elle adoucit un moment l’attitude intérieure de dureté qu’avait Peyrol à l’endroit de l’humanité en général, y compris le commandant du navire anglais. Au milieu de ses préoccupations, le vieux flibustier savoura ce moment de sérénité.

«C’est un endroit maudit!» déclara soudain Scevola.

Sans même tourner la tête, Peyrol lui jeta un regard de côté. Bien qu’il se fût redressé assez rapidement de sa position allongée, le citoyen semblait tout avachi: il était assis, ramassé sur lui-même, les épaules arrondies, les mains sur les genoux. Avec son regard fixe, il avait, dans le clair de lune, l’air d’un enfant malade.

«C’est un endroit fait à souhait pour fomenter des trahisons. On s’y sent plongé jusqu’au cou.»

Il frissonna et poussa un long et irrésistible bâillement nerveux qui fit luire, dans une bouche rétractée [91] et béante, de longues canines inattendues, qui révélaient l’inquiète panthère tapie dans l’homme.

«Oui, il y a bien de la trahison dans l’air. Vous ne concevez pas ça, citoyen?

– Assurément non», déclara Peyrol avec un mépris serein. «Quelle trahison complotez-vous donc?» ajouta-t-il négligemment sur le ton de la conversation tout en savourant le charme du soir au clair de lune.

Scevola, si éloigné qu’il fût de s’attendre à cette réplique, n’en réussit pas moins à émettre presque aussitôt une sorte de rire grinçant.

«Elle est bien bonne! Ha, ha, ha!… moi!… comploter… pourquoi moi?

– Ma foi! fit tranquillement Peyrol, nous ne sommes pas si nombreux ici à pouvoir fomenter des trahisons. Les femmes sont montées se coucher: Michel est en bas sur la tartane. Il y a moi, et vous n’oseriez tout de même pas me soupçonner de trahison. Alors? Il ne reste guère que VOUS.»

Scevola se secoua. «Ce n’est pas là une plaisanterie. J’ai fait la chasse à la trahison, moi. Je…»

Il se calma. Il était en proie à des soupçons sentimentaux. Peyrol évidemment ne lui parlait ainsi que pour l’irriter et se débarrasser de lui; mais dans l’état particulier de ses sentiments, Scevola avait une conscience aiguë de chaque syllabe de ces remarques offensantes. «Ah! pensa-t-il, il n’a pas mentionné le lieutenant.» Cette omission parut au patriote d’une immense importance. Si Peyrol n’avait pas mentionné le lieutenant, c’est qu’ils avaient tous deux ensemble comploté quelque trahison, tout l’après-midi à bord de cette tartane. C’est pourquoi on ne les avait vus ni l’un ni l’autre de presque toute la journée. En fait, Scevola avait, lui aussi, vu Peyrol revenir à la ferme dans la soirée, seulement il l’avait vu d’une autre fenêtre qu’Arlette. C’était quelques minutes avant qu’il n’essayât d’ouvrir la porte du lieutenant, pour voir si Réal était dans sa chambre. Il s’était à regret éloigné sur la pointe des pieds, et en entrant dans la cuisine il n’y avait trouvé que Catherine et Peyrol. Aussitôt qu’Arlette les eut rejoints, une inspiration soudaine le fit monter en hâte mettre de nouveau la porte à l’épreuve. Elle était ouverte à présent! Preuve évidente que c’était Arlette qui s’y était enfermée. En découvrant qu’elle entrait ainsi dans la chambre du lieutenant comme chez elle, Scevola reçut un choc si douloureux qu’il pensa en mourir. Il était maintenant hors de doute que le lieutenant avait passé son temps à conspirer avec Peyrol à bord de cette tartane; qu’auraient-ils pu aller y faire d’autre? «Mais pourquoi Réal n’était-il pas remonté ce soir avec Peyrol?» se demandait Scevola, assis sur le banc, les mains jointes serrées entre ses genoux… «C’est une ruse de leur part», conclut-il soudainement. «Les conspirateurs évitent toujours de se faire voir ensemble. Ah!»

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[90] Dans les temples indiens, les figures ayant plus de deux bras (par exemple quatre, ou six, ou dix) ne sont pas rares; les trois têtes sont fréquentes; cependant un brahma de Kuruwatti (près de Madras) a quatre têtes et quatre bras, et une statue d’Aripacan-Maiijuru, au Bengale, trois têtes et six bras. Un nombre impair de bras serait plus insolite.

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[91] Le mot retracted employé ici est rare en anglais, surtout en ce sens, mais il se rencontre plusieurs fois dans Victoire quand l’auteur décrit Ricardo.