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Habitué à faire ce qu’on lui disait, Michel écarta lentement les doigts, sans être tout à fait convaincu, mais en pensant qu’il y avait peut-être du vrai là-dedans. Scevola, comprenant qu’il avait l’avantage, se mit à l’injurier.

«Tu es dangereux. On devrait t’attacher les pieds et les mains, quand la lune est pleine. Qu’est-ce que tu viens de dire à propos d’une tête? Quelle tête?

– J’ai dit que je n’avais pas la tête fracassée.

– C’est tout?» dit Scevola. Il se demandait ce qui avait bien pu arriver en bas pendant l’après-midi pour que quelqu’un eût eu la tête fracassée. Manifestement il devait y avoir eu une bagarre ou un accident; en tout cas, il pensa que c’était pour lui une circonstance favorable, car évidemment un homme à la tête bandée était en position d’infériorité. Il inclinait plutôt à croire que ç’avait été quelque accident stupide et regretta vivement que le lieutenant ne se fût pas tué du coup, il se retourna pour dire à Michel d’un ton acide:

«Maintenant, tu peux aller au hangar. Et n’essaye plus de me jouer un de tes tours, sinon, la prochaine fois que tu ramasseras une pierre, je te tire dessus comme sur un chien.»

Il se dirigea vers la barrière de la cour qui restait toujours ouverte en lançant cet ordre à Michel par-dessus son épaule: «Va dans la salle. Quelqu’un a laissé de la lumière. On dirait qu’ils sont tous devenus fous aujourd’hui. Porte la lampe dans la cuisine, éteins-la bien et vois si la porte qui donne sur la cour est bien fermée. Je vais me coucher.» Il franchit la barrière, mais ne pénétra pas très avant dans la cour. Il s’arrêta pour regarder Michel exécuter cet ordre. Allongeant prudemment la tête en avant du pilier de la barrière, Scevola attendit d’avoir vu Michel ouvrir la porte de la salle, puis franchit en quelques bonds le terrain plat et s’élança dans le sentier du ravin. Il lui fallut moins d’une minute. Il avait toujours sa fourche sur l’épaule. Son seul désir était de ne pas être dérangé; à part cela, il ne se souciait aucunement de ce que faisaient les autres, de ce qu’ils pensaient ni de la façon dont ils se conduisaient. Il était complètement en proie à son idée fixe. Il n’avait pas de plan, mais il avait un principe d’action: c’était d’atteindre le lieutenant à son insu, et si l’homme mourait sans savoir quelle main l’avait frappé, tant mieux. Scevola allait agir pour la cause de la vertu et de la justice. Ce n’était aucunement là une question de querelle personnelle. Pendant ce temps, Michel, en entrant dans la salle, avait découvert Peyrol profondément endormi sur une table. En dépit de son respect illimité pour Peyrol, sa simplicité était telle qu’il se mit à secouer son maître par l’épaule, comme s’il se fût agi d’un simple mortel. Peyrol passa si rapidement de l’inertie à la position assise que Michel en recula d’un pas et attendit qu’on lui adressât la parole. Mais comme Peyrol se contentait de le regarder fixement, Michel prit l’initiative de prononcer une courte phrase:

«Il s’y met!» Peyrol ne paraissait pas complètement réveillé: «Qu’est-ce que tu veux dire? demanda-t-il.

– Il s’agite pour essayer de s’enfuir.»

Peyrol était maintenant tout à fait réveillé. Il retira même ses pieds de dessus la table.

«Vraiment? Tu n’as donc pas cadenassé la porte de la cabine?»

Michel, très effrayé, expliqua qu’on ne lui avait jamais dit de le faire.

«Non?» remarqua Peyrol paisiblement. «J’ai dû oublier.» Mais Michel ne se calmait pas et murmura: «Il est en train de s’enfuir.

– Ça va bien! dit Peyrol, ne te mets pas martel en tête. Il ne s’enfuira pas bien loin, va.»

Une grimace se dessina lentement sur le visage de Michel. «S’il veut grimper en haut des rochers, il ne tardera pas à se casser le cou, dit-il. Et il n’ira certainement pas très loin, pour sûr.

– Eh bien! tu vois! lui dit Peyrol.

– Et il n’a pas l’air bien solide non plus. Il est sorti à quatre pattes de la cabine, est allé jusqu’au petit tonneau d’eau et il s’est mis à boire, à boire. Il a dû le vider à moitié. Après quoi, il s’est mis sur ses jambes. J’ai déguerpi sur le rivage, aussitôt que je l’ai entendu remuer», continua-t-il d’un ton d’intense contentement de soi. «Je me suis caché derrière un rocher pour l’observer.

– Fort bien», déclara Peyrol. Après cette parole de louange, le visage de Michel arbora en permanence un grand sourire.

«Il s’est assis sur le pont arrière», reprit-il, comme s’il racontait une énorme farce, «les pieds ballants au-dessus de la cale, et que le diable m’emporte s’il ne s’est pas mis à piquer un somme, adossé au tonneau. Sa tête tombait et il se rattrapait, sa grosse tête blanche. Et puis, j’en ai eu assez de regarder ça. Et comme vous m’aviez dit de ne pas rester sur son passage, j’ai pensé qu’il valait mieux monter ici dormir dans le hangar. J’ai bien fait, n’est-ce pas?

– Tout à fait bien, déclara Peyrol. Eh bien, va-t’en maintenant dans le hangar. Ainsi tu l’as laissé assis sur le pont arrière?

– Oui, dit Michel. Mais il était en train de s’animer. Je n’avais pas fait dix mètres que j’ai entendu à bord un terrible coup. Je pense qu’il aura essayé de se lever et qu’il sera dégringolé dans la cale.

– Dégringolé dans la cale? répéta brusquement Peyrol.

– Oui, notre maître. J’ai pensé d’abord à retourner voir, mais vous m’aviez mis en garde contre lui, n’est-ce pas? Et je crois vraiment que rien ne peut le tuer.»

Peyrol descendit de la table avec un air préoccupé qui eût surpris Michel s’il n’eût été absolument incapable d’observation.

«Il faut s’occuper de cela», murmura-t-il, en boutonnant la ceinture de son pantalon. «Passe-moi mon gourdin, là, dans le coin. Et maintenant va dans le hangar. Que diable fais-tu à la porte? Tu ne connais pas le chemin du hangar?» Cette dernière remarque était due au fait que Michel, à la porte de la salle, avançait la tête et regardait de droite et de gauche pour examiner la façade de la maison.

«Qu’est-ce qui t’arrive? Tu ne supposes pas qu’il ait pu te suivre si rapidement jusqu’ici?

– Oh! non, notre maître, c’est tout à fait impossible, mais j’ai vu ce sacré Scevola qui faisait les cent pas par ici. Je n’ai pas envie de le rencontrer de nouveau.

– Il se promenait dehors?» demanda Peyrol d’un air ennuyé. «Eh bien! qu’est-ce que tu crois qu’il peut te faire? Quelles drôles d’idées tu te fourres dans la tête. Tu deviens de pire en pire. Allons, sors.»

Peyrol éteignit la lampe et en sortant, ferma la porte sans le moindre bruit. Apprendre que Scevola circulait ainsi ne lui plaisait guère, mais il pensa que le sans-culotte s’était probablement rendormi et qu’après s’être réveillé il était en train de gagner son lit quand Michel l’avait rencontré. Il avait son idée personnelle sur la psychologie du patriote, et ne pensait pas que les deux femmes fussent en danger. Néanmoins il alla jusqu’au hangar et entendit remuer la paille où Michel se disposait à passer la nuit.

«Debout», lui dit-il à voix basse. «Chut, ne fais pas de bruit. Va dans la maison dormir au pied de l’escalier. Si tu entends des voix, monte à l’étage, et si tu aperçois Scevola, tombe-lui dessus. Tu n’as pas peur de lui, je suppose?

– Non, si vous me dites qu’il ne faut pas», répliqua Michel qui, après avoir ramassé ses souliers (un cadeau de Peyrol), s’en alla pieds nus jusqu’à la maison. Le Frère-de-la-Côte le regarda se glisser sans bruit par la porte de la salle. Ayant ainsi, en quelque sorte, protégé sa base, Peyrol descendit le ravin avec des mouvements prudemment calculés. Quand il fut arrivé au petit creux de terrain d’où l’on pouvait apercevoir les têtes de mâts de la tartane, il s’accroupit et attendit. Il ne savait pas ce que son prisonnier avait fait ni ce qu’il était en train de faire et ne se souciait pas de se trouver par mégarde sur le chemin de sa fuite. La lune d’un jour était assez haute pour réduire les ombres à presque rien et les rochers étaient inondés d’un éclat jaune, tandis que les buissons, par contraste, paraissaient très noirs. Peyrol réfléchit qu’il n’était pas très bien dissimulé. Ce silence continu finit par l’impressionner. «Il est parti», pensa-t-il. Pourtant il n’en était pas sûr. Personne ne pouvait en être sûr. Il calcula qu’il y avait à peu près une heure que Michel avait quitté la tartane; c’était suffisant pour qu’un homme, même à quatre pattes, eût pu se traîner jusqu’au bord de la crique. Peyrol regrettait d’avoir frappé si fort. Il aurait pu atteindre son but avec moitié moins de force. D’un autre côté toutes les manœuvres de son prisonnier, telles que les avait rapportées Michel, semblaient tout à fait rationnelles. L’homme, cela va sans dire, était sérieusement ébranlé. Peyrol éprouvait comme un désir d’aller à bord lui donner quelque encouragement et même lui prêter activement assistance.