«Alors vous, dit Peyrol, vous n’avez donc pas de terre?»
L’homme prit son temps pour répondre: «J’ai un bateau.»
L’intérêt de Peyrol s’éveilla quand l’homme lui expliqua qu’il avait sa barque sur l’étang salé, cette grande nappe d’eau déserte et opaque qui s’étendait comme morte entre les deux grandes baies de la mer vivante. Peyrol s’étonna à voix haute qu’on pût trouver bon d’avoir un bateau à cet endroit.
«Il y a du poisson là-bas, répondit l’homme.
– Et ce bateau est tout ce que vous possédez ici-bas?» demanda Peyrol.
Les mouches bourdonnaient, la mule baissait la tête, agitant les oreilles et secouant languissamment sa maigre queue.
«J’ai une sorte de cabane du côté de la lagune et quelques filets», dit l’homme, passant pour ainsi dire aux aveux.
Peyrol, abaissant le regard, compléta la liste en disant: «Et aussi ce chien.»
L’homme prit de nouveau son temps pour dire: «Il me tient compagnie.»
Peyrol demeurait sérieux comme un juge. «Vous n’avez pas grand-chose pour vivre», finit-il par énoncer. «Enfin… est-ce qu’il n’y a pas une auberge, un café ou un endroit quelconque où on peut descendre pour un jour? J’ai entendu dire là-haut qu’on pouvait trouver ça par ici.
– Je vais vous l’indiquer», dit l’homme, qui retourna alors à l’endroit où il s’était assis et ramassa un grand panier vide, avant de montrer le chemin.
Le chien le suivait, tête basse, la queue entre les jambes, et derrière venait Peyrol, les jambes brinquebalant contre les flancs de l’intelligente mule qui semblait savoir d’avance tout ce qui allait arriver. Au tournant où finissaient les maisons, une vieille croix de bois était plantée dans un bloc de pierre carré. Le batelier solitaire de la lagune des Pesquiers [19] montra du doigt à Peyrol un chemin bifurquant vers l’endroit où les hauteurs qui terminaient la presqu’île s’affaissaient pour former un col peu élevé. Des pins inclinés marquaient la ligne de faîte, et dans le creux lui-même on apercevait les taches, couleur d’argent terne, d’oliveraies au-dessous d’un long mur jaune derrière lequel apparaissaient de sombres cyprès et les toits rouges de bâtiments semblant appartenir à une ferme.
«Croyez-vous qu’on pourra me loger là? demanda Peyrol.
– Je n’en sais rien. Ils ont de la place, ça, pour sûr. Il ne passe jamais de voyageurs par ici. Mais pour ce qui est d’un lieu d’hébergement, c’en était un autrefois. Vous n’avez qu’à entrer. S’il n’y est pas, la maîtresse y sera à coup sûr pour vous servir. Elle est de la maison. Elle y est née. On la connaît bien.
– Quelle sorte de femme est-ce?» demanda Peyrol, très favorablement impressionné par l’aspect de l’endroit.
«Puisque vous y allez, vous le verrez bientôt. Elle est jeune.
– Et le mari?» demanda Peyrol qui, baissant les yeux vers le regard fixe de l’autre qui levait les siens, avait surpris un léger clignement de ces yeux bruns un peu fanés. «Qu’est-ce que vous avez à me dévisager comme cela? Je n’ai pas la peau noire, je pense?»
L’autre se mit à sourire, montrant dans son épaisse barbe poivre et sel une rangée de dents aussi saines que celles du citoyen Peyrol lui-même. Son attitude avait quelque chose d’embarrassé, sans être inamical, et à une phrase qu’il prononça, Peyrol découvrit que l’homme qu’il avait devant lui, ce pauvre diable solitaire, hirsute, brûlé par le soleil, les jambes nues, planté près de son étrier, nourrissait des soupçons patriotiques sur la personne à qui il avait affaire. Cela lui parut scandaleux. Il lui demanda d’un ton sévère s’il ressemblait par hasard à l’un quelconque de ces sacrés terriens et il se mit également à jurer sans rien perdre toutefois de la dignité d’expression inhérente à son genre de traits et au modelé même de sa chair.
«Sûr que vous ne ressemblez pas à un aristocrate, mais vous n’avez pas non plus l’air d’un fermier, d’un colporteur ou d’un patriote. Vous ne ressemblez à personne qu’on ait pu voir ici depuis des années et des années. Vous ressemblez à… j’ose à peine dire quoi. Vous pourriez être un prêtre.»
D’étonnement, Peyrol resta comme pétrifié sur sa mule. «Est-ce que je rêve?» se demanda-t-il mentalement? «Vous n’êtes pas fou?» dit-il à voix haute. «Est-ce que vous savez ce que vous dites? Vous n’avez pas honte?
– Tout de même», insista l’autre innocemment, «il y a bien moins de dix ans que j’en ai vu un, de ceux qu’on appelle des évêques, et qui avait une figure exactement comme la vôtre.»
Peyrol, instinctivement, se passa la main sur la figure. Qu’y avait-il de vrai là-dedans? Il ne se souvenait pas d’avoir jamais vu un évêque. L’autre n’en démordait pas, il fronça les sourcils et murmura:
«D’autres aussi… je me rappelle bien… il n’y a pas tant d’années. Il y en a qui se cachent encore dans les villages, malgré la chasse que leur ont donnée les patriotes.»
Le soleil étincelait sur les rochers, les pierres et les buissons dans le calme absolu de l’air. La mule, dédaignant avec une austérité républicaine le voisinage d’une écurie qu’on apercevait à moins de cent mètres, la tête basse et même les oreilles pendantes, s’était endormie comme si elle eût été en plein désert. Le chien, qui paraissait changé en pierre près des talons de son maître, paraissait somnoler aussi, le nez contre terre. Peyrol s’était abîmé dans une profonde méditation, et le pêcheur de la lagune attendait de voir se dissiper ses doutes, sans impatience et avec une espèce de grand sourire caché dans sa barbe touffue. La figure de Peyrol s’éclaira. Il avait trouvé la solution du problème, mais le ton de sa voix montra qu’il était un peu vexé.
«Ma foi, je n’y peux rien, dit-il. J’ai pris aux Anglais l’habitude de me raser. Je suppose que c’est à cause de ça.»
Au mot d’Anglais, le pêcheur dressa l’oreille.
«On ne peut savoir où ils sont tous partis, murmura-t-il. Il y a encore trois ans, ils fourmillaient le long de la côte sur leurs gros navires. On ne voyait qu’eux, ils se battaient sur terre tout autour de Toulon. Et puis, en l’espace d’une semaine ou deux, crac! plus personne! Disparus, le diable sait où! Mais peut-être que vous, vous le savez?
– Oh! oui, dit Peyrol, je sais tout sur les Anglais, ne vous cassez pas la tête à ce sujet.
– Je ne me fais pas de souci pour ça! C’est à vous de savoir ce qu’il vaudra mieux dire quand vous parlerez avec lui, là-haut. Je veux dire le maître de la ferme.
– Il ne peut pas être meilleur patriote que moi, malgré ma figure rasée, dit Peyrol. Ça ne peut paraître étrange qu’à un sauvage comme vous.»
Poussant un soupir inattendu, l’homme s’assit au pied de la croix et aussitôt son chien, s’éloignant un peu, alla se coucher en rond au milieu des touffes d’herbe.
«Nous sommes tous des sauvages par ici», répondit le pitoyable pêcheur de la lagune. «Mais le maître là-haut, lui, c’est un vrai patriote de la ville. Si jamais vous allez à Toulon et que vous interrogez les gens à son sujet, ils vous le diront. Il s’est d’abord occupé à pourvoir la guillotine quand on épurait la ville de tous les aristocrates. Ça, c’était avant même que les Anglais arrivent. Quand on a eu chassé les Anglais, il y a eu trop de travail de ce genre pour la guillotine. Il a fallu tuer les traîtres dans les rues, dans les caves, dans leurs lits. Il y avait des tas de cadavres d’hommes et de femmes le long des quais. Pas mal de gens comme lui, on les a appelés des buveurs de sang. Pour sûr, lui, c’était un des meilleurs. C’est moi qui vous le dis.»