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Du premier coup d’œil, Symons vit que cet homme ne ressemblait guère à celui qu’il s’attendait à voir. Il en fut un peu déçu. Comme Scevola se tenait immobile dans la clarté de la pleine lune, Symons se félicita d’être allé se poster sous le pont avant. Cet homme barbu avait un corps de moineau en comparaison de l’autre; mais il avait une arme dangereuse, quelque chose qui sembla à Symons être un trident, ou une foëne [98], au bout d’un manche. «C’est une sacrée arme!» pensa-t-il, épouvanté. Et que diable celui-là venait-il faire à bord? Que venait-il y chercher?

Le nouveau venu eut d’abord une attitude étrange. Il resta immobile comme une statue, puis allongea le cou de droite et de gauche, examinant toute la longueur de la tartane, puis après avoir traversé le pont, il en fit autant de l’autre côté. «Il a remarqué que la porte de la cabine est ouverte. Il essaie de voir où je suis allé. Il va venir à l’avant me chercher, se dit Symons. S’il m’accule, avec cette satanée machine fourchue, je suis un homme mort.» Il se demanda un moment s’il ne vaudrait pas mieux prendre son élan et sauter sur le rivage: mais en fin de compte il n’avait guère confiance en ses forces. «Il me rattraperait sûrement, conclut-il. Et il n’est pas animé de bonnes intentions, c’est évident. Un homme ne s’en irait pas se promener la nuit avec une sacrée machine de ce genre s’il n’avait pas l’intention de régler son compte à quelqu’un.»

Après être resté parfaitement immobile, tendant l’oreille au moindre bruit qui pourrait venir d’en bas, où il supposait que se trouvait le lieutenant Réal, Scevola se pencha sur l’écoutille [99] de la cabine et appela à voix basse: «Êtes-vous là, lieutenant?» Symons vit ces mouvements sans pouvoir imaginer leur intention. Cet excellent marin, qui avait fait ses preuves dans plus d’une expédition de commande, en eut une sueur froide. À la clarté de la lune, les dents de cette fourche polie par l’usage étincelaient comme de l’argent, et cet intrus avait l’air extrêmement singulier et dangereux. À qui cet homme pouvait-il en avoir, sinon au prisonnier?

Scevola, ne recevant pas de réponse, demeura un moment accroupi. Il ne pouvait distinguer aucun bruit de respiration dans le fond du bâtiment. Il conserva cette position si longtemps que Symons en fut fort intéressé et se murmura à lui-même: «Il doit penser que je suis encore en bas.» Ce qui se passa ensuite fut fort surprenant. L’homme, après s’être placé d’un côté de l’écoutille de la cabine tout en tenant son horrible engin comme si c’eût été une pique d’abordage, poussa un cri terrible et se mit à hurler en français avec une telle volubilité qu’il en effraya véritablement Symons. Il s’arrêta brusquement, s’écarta de l’écoutille et sembla se demander ce qu’il allait bien pouvoir faire. Quiconque aurait pu voir alors la tête que Symons avança, le visage tourné vers l’arrière de la tartane, y aurait décelé une expression d’horreur. «Le rusé animal! pensa-t-il. Si j’avais été en bas, avec le boucan qu’il a fait, je serais à coup sûr sorti précipitamment sur le pont et alors il m’aurait fait mon affaire.» Symons eut le sentiment qu’il l’avait échappé belle; mais cela ne le soulageait guère. Ce n’était qu’une question de temps. Les intentions homicides de cet homme étaient évidentes. Il ne tarderait sûrement pas à venir à l’avant. Symons le vit bouger et il pensa: «Le voilà qui vient!» Et il se prépara à bondir. «Si je peux esquiver ces sacrées dents, je pourrais peut-être le prendre à la gorge», se disait-il, sans toutefois éprouver grande confiance en lui-même.

Mais à son grand soulagement, il vit que Scevola voulait seulement dissimuler la fourche dans la cale, de façon que le manche atteignît juste le bord du pont arrière. De cette façon, elle était naturellement invisible pour quiconque viendrait du rivage. Scevola s’était convaincu que le lieutenant n’était pas à bord de la tartane. Il avait dû aller se promener le long du rivage et reviendrait probablement dans un moment. En attendant l’idée lui était venue d’aller voir s’il ne pourrait pas découvrir quelque chose de compromettant dans la cabine. Il ne prit pas la fourche avec lui pour descendre parce qu’elle lui eût été inutile et plus embarrassante qu’autre chose dans cet endroit exigu, au cas où le lieutenant l’y trouverait à son retour. Il jeta un regard circulaire tout autour du bassin et s’apprêta à descendre.

Aucun de ses mouvements n’avait échappé à Symons. Il devina l’intention de Scevola d’après ses gestes et pensa: «C’est ma seule chance, et il n’y a en tout cas pas une seconde à perdre.» Aussitôt que Scevola eut tourné le dos à l’avant de la tartane pour descendre la petite échelle de la cabine, Symons sortit en rampant de sa cachette. Il traversa toute la cale en courant à quatre pattes de peur que l’autre ne tournât la tête avant de disparaître en bas, mais dès qu’il eut jugé que l’homme avait posé le pied au fond, il se mit debout et s’accrochant aux haubans du grand mât se balança sur le pont arrière, et du même mouvement pour ainsi dire, se jeta sur les portes de la cabine qui se refermèrent à grand fracas. Comment assujettir ces portes, il n’y avait pas pensé, mais en fait il vit le cadenas qui pendait à la gâche, d’un côté; la clé s’y trouvait et il ne lui fallut qu’une fraction de seconde pour que la porte fût solidement fermée.

Presque en même temps que ce bruit de porte, on entendit monter un cri perçant et à peine Symons avait-il tourné la clé que l’homme pris au piège fit un effort pour enfoncer le panneau. Cela, à vrai dire, ne troubla guère Symons. Il connaissait la solidité de cette porte. Son premier mouvement fut de s’emparer de la fourche. Il se sentit dès lors en état de tenir tête à un seul homme ou même à deux, à moins qu’ils n’eussent des armes à feu. Il n’avait toutefois aucun espoir de pouvoir résister aux soldats et en vérité il n’en avait pas du tout l’intention. Il s’attendait à les voir apparaître d’un moment à l’autre conduits par ce maudit marinero. Quant à ce que ce fermier était venu faire à bord de la tartane, il n’avait pas le moindre doute à cet égard. Comme il n’était pas affligé d’un excès d’imagination, il lui semblait évident que c’était pour tuer un Anglais tout simplement. «Eh bien! je veux bien être pendu!» s’écria-t-il intérieurement. «Quel satané sauvage! Je ne lui ai rien fait. Ils ont l’air joliment dangereux, les gens d’ici.» Il regardait avec anxiété du côté de la falaise. Il eût accueilli avec plaisir l’arrivée des soldats. Plus que jamais il tenait à être fait prisonnier dans les règles; mais un calme profond régnait sur le rivage, un silence absolu, en bas dans la cabine. Absolu. Ni un mot, ni un mouvement. Un silence de mort. «Il est mort de peur», pensa Symons dont la simplicité d’esprit voyait juste. «Il n’aurait que ce qu’il mérite si je descendais le transpercer avec cette affaire-là. Il ne faudrait pas me pousser beaucoup.» La colère le prenait, il se rappela aussi qu’il y avait du vin en bas. Il s’aperçut qu’il était très assoiffé et il se sentait un peu faible. Il s’assit sur la petite claire-voie pour réfléchir à la question en attendant les soldats, il pensa même amicalement à Peyrol. Il savait bien qu’il lui était possible d’aller à terre se cacher quelque temps, mais, au bout du compte, on lui donnerait la chasse parmi les rochers et il serait certainement repris et courrait en outre le risque de recevoir une balle de mousquet à travers le corps.

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[98] Instrument en fer pour harponner les poissons. Il s’appelle en anglais fish-gig ou fishing spear. Conrad emploie en fait fish-grains, qui ne semble pas exister.

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[99] Ouverture à peu près carrée pratiquée dans les ponts pour établir la communication entre eux.