Выбрать главу

Les yeux du lieutenant Réal qui le regardaient par-dessus son épaule avaient au clair de lune l’aspect vitreux et fixe des yeux d’un mort. Mais il entra. Peyrol entendit bientôt à l’intérieur quelqu’un tituber dans le corridor et Michel s’élança dehors, tête baissée; mais après avoir trébuché une ou deux fois, il se mit à se gratter la tête et à regarder de tous côtés dans le clair de lune sans apercevoir Peyrol qui, à cinq pieds de là, le regardait. À la fin, Peyrol lui dit:

«Allons, réveille-toi! Michel! Michel!

– Voilà, notre maître.

– Regarde ce que j’ai ramassé, dit Peyrol. Va me ranger ça.»

Michel ne faisait pas mine de vouloir toucher la fourche que lui tendait Peyrol.

«Qu’est-ce qui ne va pas? demanda Peyrol.

– Rien, rien! Seulement la dernière fois que je l’ai vue c’était sur l’épaule de Scevola.» Il regarda vers le ciel. «Il y a un peu plus d’une heure.

– Que faisait-il?

– Il allait dans la cour pour ranger la fourche.

– Eh bien, c’est toi qui vas maintenant aller dans la cour pour la ranger, lui dit Peyrol, et ne traîne pas.» Il attendit, la main au menton, que son séide eût reparu devant lui. Mais Michel n’était pas revenu de sa surprise.

«Il allait se coucher, vous savez, dit-il.

– Et après? Il allait… il n’est pas allé dormir dans l’écurie, par hasard? Cela lui arrive quelquefois, tu sais.

– Je sais. J’ai regardé. Il n’y est pas», dit Michel tout à fait réveillé maintenant et les yeux ronds.

Peyrol se mit en route vers la crique. Après avoir fait deux ou trois pas il se retourna et vit Michel immobile à l’endroit où il l’avait laissé.

«Allons! s’écria-t-il, il va nous falloir mettre la tartane en état de prendre la mer dès le lever du jour.»

Debout dans la chambre du lieutenant, juste en arrière de la fenêtre ouverte, Arlette écouta leurs voix et le bruit de leurs pas diminuer en descendant la pente. Avant que ce bruit ne se fût tout à fait dissipé, elle se rendit compte qu’un pas léger s’approchait de la porte de la chambre.

Le lieutenant Réal n’avait dit que la vérité. Pendant qu’il était à Toulon, il avait pensé à mainte reprise qu’il ne retournerait pas à cette ferme fatale. Il était dans un état d’esprit tout à fait lamentable. L’honneur, les convenances, tous les principes lui interdisaient de se jouer des sentiments d’une malheureuse créature dont l’esprit avait été obscurci par une aventure terrifiante, atroce et en quelque sorte coupable. Et voilà qu’il s’était laissé aller soudain à une vile impulsion et qu’il s’était trahi en lui baisant la main! Il reconnut avec désespoir que ce n’était pas là un jeu, mais que cette impulsion était née des profondeurs mêmes de son être. C’était là une terrible découverte pour un homme qui, au sortir de l’enfance, s’était imposé une ligne de conduite rigoureusement droite, au milieu des passions désordonnées et des erreurs bruyantes de la Révolution qui semblaient avoir détruit en lui toute capacité d’éprouver de tendres émotions. Taciturne et circonspect, il n’avait noué de liens intimes avec personne. Il n’avait aucun parent. Il s’était gardé de toute espèce de relations sociales. C’était dans son caractère. Il était d’abord venu à Escampobar parce qu’il n’avait pas d’autre endroit où aller quand il était en permission, et quelques jours dans cette ferme le changeaient complètement de la ville qu’il détestait. Il goûtait la sensation d’être loin de l’humanité ordinaire. Il s’était pris d’affection pour le vieux Peyrol, le seul homme qui n’eût eu aucune part à la Révolution, qui ne l’avait même pas vue en action. L’insoumission ouverte de l’ex-Frère-de-la-Côte était rafraîchissante. Celui-là n’était ni un hypocrite ni un sot. S’il avait volé ou tué, ce n’était pas au nom des sacro-saints principes révolutionnaires ni par amour de l’humanité.

Réal n’avait pas été sans remarquer tout de suite les yeux noirs profonds et inquiets d’Arlette et ce vague sourire qu’elle avait perpétuellement sur les lèvres, ses mystérieux silences et le timbre rare d’une voix qui faisait de chaque mot une caresse. Il avait entendu quelques bribes de son histoire, racontées à contrecœur par Peyrol qui n’aimait guère en parler. Cette histoire éveillait en Réal plus d’amère indignation que de pitié. Mais elle stimulait son imagination et le confirmait dans ce mépris et ce furieux dégoût qu’il avait ressentis dès l’enfance pour la Révolution et qu’il n’avait cessé depuis lors de nourrir secrètement. L’aspect inaccessible d’Arlette l’attirait. Il s’efforça ensuite de ne pas remarquer que, pour parler vulgairement, elle lui tournait autour. Il l’avait surprise souvent à le regarder à la dérobée. Mais il était dénué de fatuité masculine. C’est un jour, à Toulon, qu’il avait soudain commencé à découvrir ce que l’intérêt muet qu’elle montrait pour sa personne pouvait bien signifier. Il était assis à la terrasse d’un café à siroter une boisson quelconque en compagnie de trois ou quatre officiers, sans prêter aucune attention à une conversation dépourvue d’intérêt. Il s’étonna d’avoir eu cette sorte d’illumination ainsi, dans de telles circonstances, d’avoir pensé à elle alors qu’il était assis, là, dans la rue, parmi ces gens et pendant une conversation plus ou moins professionnelle! Et voilà qu’il avait soudain commencé à comprendre que, depuis des jours, il ne pensait guère qu’à cette femme.

Il s’était levé brusquement, avait jeté sur la table le prix de sa consommation et, sans un mot, quitté ses compagnons. Mais il avait une réputation d’excentrique et ils ne firent même pas la moindre remarque sur sa façon brusque de les quitter. La soirée était claire. Il était sorti tout droit de la ville, et cette nuit-là, il avait poussé jusqu’au-delà des fortifications sans faire attention où il allait. Toute la campagne était endormie. Il n’avait pas aperçu le moindre être humain en mouvement et dans cette partie désolée du pays qui s’étendait entre les forts, sa marche n’avait été signalée que par l’aboiement des chiens dans quelques hameaux ou quelques habitations disséminées.

«Que sont devenus ma droiture, mon respect humain, ma fermeté d’esprit?» se demandait-il comme un pédant [102]. «Me voici devenu la proie d’une passion indigne pour une simple enveloppe mortelle dénuée d’esprit et que le crime a souillée.»

Son désespoir devant cette terrible découverte fut si profond que s’il n’eût pas été en uniforme, il eût peut-être tenté de se suicider avec le pistolet qu’il avait dans sa poche [103]. Il recula devant cet acte et, à la pensée de la sensation qu’il produirait, des racontars et des commentaires qu’il soulèverait, des soupçons déshonorants qu’il provoquerait: «Non, se dit-il, ce qu’il va falloir que je fasse, c’est de démarquer mon linge, de mettre des vêtements civils usagés, de m’en aller à pied bien plus loin, à plusieurs milles au-delà des forts, d’aller me cacher dans quelque bois ou quelque trou envahi de végétation et là, de mettre fin à mes jours. Les gendarmes ou un garde-champêtre en découvrant, après quelques jours, le corps d’un parfait inconnu sans marques d’identité, dans l’impossibilité de trouver la moindre indication à mon sujet, me feraient enterrer obscurément dans quelque cimetière de village.»

вернуться

[102] À plusieurs reprises, Conrad décrit Réal comme un pédant. Dans une lettre à son ami Garnett écrite le 24 décembre 1923, il parlait encore de ce personnage comme «l’enfant de la Révolution […] avec son tour d’esprit et de conscience austère et pédant» (Letters from Conrad. 1895-1924, Londres, 1928, p. 298-299). Réal n’est pourtant pas enclin à faire étalage de son savoir. On est tenté de se demander si Conrad n’a pas confondu pédant et pointilleux, ou pédantisme et puritanisme.

вернуться

[103] La tentation suicidaire se rencontre souvent dans les romans de Conrad, qui avait lui-même attenté à ses jours à Marseille en février 1878.