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Ayant pris cette résolution, il rebroussa chemin brusquement et il se retrouva à l’aube devant la porte de la ville. Il dut attendre qu’on l’ouvrît et la matinée était déjà si avancée qu’il lui fallut se rendre directement à son travail de bureau, à l’Amirauté de Toulon. Personne ne remarqua rien de particulier en lui ce jour-là. Il accomplit sa tâche quotidienne sans se départir de son calme extérieur, mais il ne cessa cependant de discuter avec lui-même. À l’heure où il revint à son logement, il était arrivé à la conclusion qu’officier en temps de guerre, il n’avait pas le droit de disposer de sa vie. Ses principes ne lui permettaient pas de le faire. En raisonnant ainsi, il était parfaitement sincère. Au cours de ce combat mortel contre un implacable ennemi, sa vie appartenait à son pays. Mais à certains moments, sa solitude lui devenait intolérable, hantée qu’elle était par la vision interdite d’Escampobar et la silhouette de cette jeune fille démente, mystérieuse, imposante, pâle, irrésistible dans son étrangeté, qui glissait le long des murs, apparaissait dans les sentiers de montagne, regardait par la fenêtre. Il avait passé des heures d’angoisse solitaire, enfermé chez lui, et l’opinion se répandit parmi ses camarades que la misanthropie de Réal commençait à passer les bornes.

Un jour, il lui apparut clairement qu’il ne pouvait supporter cela plus longtemps. Sa faculté de penser en était affectée. «Je vais me mettre à raconter aux gens des bêtises, se dit-il. Un pauvre diable n’est-il pas, jadis, devenu amoureux d’un tableau ou d’une statue? [104] Il s’en allait la contempler. Son infortune ne peut se comparer à la mienne! Eh bien, j’irai la contempler comme une peinture moi aussi, une peinture qu’on ne pourrait pas plus toucher que si on l’avait mise sous verre.» Et il saisit la première occasion de faire un séjour à Escampobar. Il se fit une expression repoussante, ne quitta à peu près pas Peyrol, resta assis sur le banc avec lui, tous deux les bras croisés à regarder devant eux. Mais chaque fois qu’il voyait Arlette traverser son champ de vision, il avait l’impression que quelque chose s’agitait dans sa poitrine. Et pourtant ces brefs séjours avaient tout juste rendu sa vie tolérable; ils lui avaient permis de s’occuper de son travail sans se mettre à dire des bêtises aux gens. Il se crut assez fort pour résister à la tentation, pour ne jamais outrepasser les limites; mais là-haut dans sa chambre, à la ferme, il lui était arrivé de verser des larmes de pure tendresse quand il pensait à son destin. Ces larmes éteignaient momentanément le feu rongeur de sa passion. Il arbora l’austérité comme une armure et, par prudence en fait, il ne regardait que rarement Arlette, de peur qu’on ne le vît faire.

Quand il apprit qu’elle s’était mise à se promener la nuit, il en fut bouleversé tout de même, parce que pareille chose était inexplicable. Il en eut un choc qui ébranla non pas sa résolution, mais son courage. Ce matin-là, tandis qu’elle lui servait son repas, il s’était laissé surprendre à la regarder, et perdant toute maîtrise de soi, il lui avait déposé son baiser sur la main. À peine l’eut-il fait qu’il en fut épouvanté. Il avait outrepassé les limites. Étant donné les circonstances, c’était un désastre moral absolu. Il n’en prit conscience que lentement. En fait, ce moment de fatale faiblesse était une des raisons pour lesquelles il s’était laissé expédier avec si peu de cérémonie par Peyrol à Toulon. Dès la traversée, il avait pensé que la seule chose à faire était de ne jamais revenir. Pourtant, tout en luttant contre lui-même, il n’en poursuivit pas moins l’exécution du plan. Une amère ironie présida à ce dédoublement. Avant de quitter l’amiral qui l’avait reçu, en grand uniforme, dans une pièce qu’éclairait une seule bougie, il se laissa tout à coup aller à dire: «Je suppose que s’il n’y a pas d’autre moyen, vous m’autorisez à y aller moi-même?»

Et l’amiral avait répondu: «Je n’avais pas envisagé cela, mais si vous y consentez, je n’y vois aucune objection. Je vous conseillerais seulement d’y aller en uniforme, dans le rôle d’un officier chargé de porter des dépêches. Le gouvernement, sans aucun doute, ferait le nécessaire en temps utile pour vous échanger, mais ne perdez pas de vue qu’il s’agirait d’une longue captivité et n’oubliez pas que cela pourrait affecter votre avancement.»

Au pied de l’escalier d’apparat, dans le vestibule illuminé de ce bâtiment officiel, Réal pensa tout à coup: «Et maintenant, il faut que je retourne à Escampobar.» Il lui fallait, en effet, aller à Escampobar, car les fausses dépêches se trouvaient dans la valise qu’il y avait laissée. Il ne pouvait retourner auprès de l’amiral et expliquer qu’il les avait perdues. On le regarderait comme d’une indicible imbécillité ou on le croirait devenu fou. Tout en se dirigeant vers le quai où l’attendait la chaloupe, il se disait: «En vérité, c’est ma dernière visite en ce lieu d’ici bien des années, peut-être de ma vie.»

Dans la chaloupe, en revenant, quoique la brise fût très légère, il ne laissa pas armer les avirons [105]. Il ne voulait pas revenir avant que les femmes ne fussent allées se coucher. «Ce qu’il y avait de convenable et d’honnête à faire, se disait-il, c’était de ne pas revoir Arlette.» Il arriva même à se persuader que le geste impulsif qu’il n’avait pu réprimer n’avait pas eu de sens pour cette malheureuse créature sans intelligence. Elle n’avait ni tressailli, ni poussé d’exclamation; elle n’avait pas fait le moindre signe. Elle était restée passive, et ensuite elle avait reculé et repris sa place tranquillement. Il ne se rappelait même pas qu’elle eût changé de couleur. Quant à lui, il avait eu assez de maîtrise pour se lever de table et sortir sans la regarder à nouveau. Elle n’avait pas non plus fait le moindre signe. De quoi pourrait s’émouvoir ce corps sans esprit? «Elle n’y a prêté aucune attention», pensait-il en se méprisant lui-même. «Un corps sans esprit! un corps sans esprit!» se répétait-il avec une coléreuse dérision dirigée contre lui-même. Et tout aussitôt il pensait: «Non, ce n’est pas cela. Tout en elle est mystère, séduction, enchantement. Et alors… Je ne me soucie pas de son esprit!»

Cette pensée lui arracha un faible gémissement, si bien que le patron lui demanda respectueusement: «Est-ce que vous souffrez, mon lieutenant? – Ce n’est rien», murmura-t-il, et il serra les dents avec la résolution d’un homme soumis à la torture.

Tout en parlant avec Peyrol devant la maison, les mots: «Je ne la reverrai pas» et «un corps sans esprit» bourdonnaient dans sa tête. Lorsqu’il eut quitté Peyrol et monté l’escalier, Réal sentit que son endurance était absolument à bout. Tout ce qu’il désirait, c’était d’être seul. En parcourant le corridor sombre, il remarqua que la porte de la chambre de Catherine était entrouverte. Mais cela n’arrêta pas son attention. Il était dans un état presque complet d’insensibilité. En mettant la main sur la poignée de la porte de sa chambre, il se prit à se dire: «Ce sera bientôt fini.»

Il était si exténué qu’il avait peine à garder la tête droite et, en entrant, il ne vit pas Arlette, qui était debout contre le mur, d’un côté de la fenêtre, mais n’était pas éclairée par la lune et se trouvait dans le coin le plus sombre de la pièce. Il ne s’aperçut de la présence de quelqu’un dans la chambre que lorsqu’elle passa d’un pas léger près de lui avec un bruit presque imperceptible. Il fit deux pas chancelants et entendit derrière lui tourner la clé dans la serrure. Si la maison entière était tombée en ruine en le précipitant sur le sol, il n’aurait pu être plus accablé ni, en quelque sorte, plus complètement privé de tous ses sens. Il recouvra d’abord le sens du toucher, lorsque Arlette s’empara de sa main. Il retrouva l’ouïe ensuite. Elle lui murmurait à l’oreille: «Enfin! Enfin! mais comme vous êtes imprudent! Si Scevola avait été dans cette chambre à ma place, vous seriez mort maintenant. Je l’ai vu à l’œuvre.» Il sentit sur sa main une pression significative, mais il ne pouvait encore voir convenablement la jeune fille, quoiqu’il la sentit toute proche, par toutes les fibres de son corps. «Ce n’était pas hier, il est vrai», ajouta-t-elle à voix basse. Puis tout à coup: «Venez à la fenêtre que je vous regarde», dit-elle.

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[104] Allusion évidente à Pygmalion, dont le nom était particulièrement familier en Angleterre depuis que Bernard Shaw avait fait représenter et publier une brillante pièce sous ce titre en 1912.

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[105] Les disposer pour ramer ou nager, de manière que les hommes n’aient qu’à agir dessus, quand ils en recevront l’ordre.