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Le clair de lune faisait sur le plancher un grand carré de lumière. Il se laissa mener comme un petit enfant. Elle s’empara de son autre main qui pendait à son côté. Il était complètement rigide, sans articulations, et il n’avait pas l’impression de respirer. Elle le regardait de tout près, son visage un peu au-dessous du sien, en murmurant avec douceur: «Eugène, Eugène!», et tout à coup l’immobilité livide du visage de l’homme effraya la jeune femme. «Vous ne dites rien. Vous avez l’air malade. Qu’y a-t-il? Êtes-vous blessé?»

Elle abandonna les mains insensibles du jeune homme et le palpa de haut en bas pour chercher des traces de blessure. Elle lui arracha même son chapeau qu’elle jeta au loin, dans sa hâte à s’assurer qu’il n’était pas blessé à la tête; mais, ayant constaté qu’il n’avait subi aucun dommage physique, elle se calma, comme une personne raisonnable à l’esprit pratique. Les mains passées autour du cou de Réal, elle se pencha un peu en arrière. Ses petites dents égales étincelaient, ses yeux noirs, d’une immense profondeur, plongeaient dans les siens, non pas avec un transport de passion ou de crainte, mais avec une sorte de paisible satisfaction, avec une expression pénétrante et possessive. Il revint à la vie en poussant une exclamation sourde et irréfléchie. Il se sentit aussitôt affreusement en danger, tout comme s’il se fût trouvé debout sur une cime élevée, avec le tumulte de vagues déferlantes dans les oreilles, craignant qu’Arlette n’écartât les doigts, qu’elle ne tombât et ne fût perdue à jamais pour lui. Il lui passa les bras autour de la taille et la serra contre sa poitrine. Dans le grand silence, dans cet étincelant clair de lune qui tombait par la fenêtre, ils restèrent ainsi longtemps, longtemps. Il regardait la tête d’Arlette posée sur son épaule. Elle avait les yeux clos et l’expression de son visage grave était celle d’un rêve délicieux, quelque chose d’infiniment éthéré, de paisible et, pour ainsi dire, d’éternel. La séduction de ce visage lui transperça le cœur d’une douceur aiguë. «Elle est exquise. C’est un miracle», pensait-il avec une sorte de terreur. «C’est impossible!»

Elle fit un mouvement pour se dégager et, instinctivement il résista, la pressant plus étroitement contre sa poitrine. Elle céda, puis fit une nouvelle tentative. Il la relâcha. Elle se plaça devant lui à bout de bras et lui mit les mains sur les épaules, et son charme parut soudain à Réal posséder quelque chose de comique, tant son expression sérieuse était alors celle d’une femme capable et positive.

«Tout cela est très bien», fit-elle du ton le plus naturel. «Il va falloir songer au moyen de partir d’ici. Je ne veux pas dire maintenant, à l’instant même», ajouta-t-elle en se rendant compte qu’il avait légèrement sursauté. «Scevola a soif de votre sang.» Elle retira l’une de ses mains pour montrer du doigt le mur du fond de la chambre et baissa la voix. «Il est là, vous savez, dit-elle. Ne vous fiez pas à Peyrol non plus. Je vous regardais tous les deux là dehors. Il a bien changé. Je ne peux plus me fier à lui.» Le murmure de sa voix vibrait dans la pièce. «Catherine et lui se conduisent étrangement. Je ne sais ce qu’il leur est arrivé. Il ne me parle pas. Quand je m’assieds près de lui, il me tourne le dos…»

Elle sentit Réal osciller sous ses mains; inquiète, elle s’arrêta et lui dit: «Vous êtes fatigué.» Mais comme il ne bougeait pas, elle le conduisit carrément à une chaise, l’obligea à s’y asseoir et se mît sur le plancher à ses pieds. Elle appuya la tête contre ses genoux et garda une des mains de Réal entre les siennes. Elle poussa un soupir involontaire. «Je savais bien que cela arriverait», dit-elle à voix très basse. «Mais j’ai été prise au dépourvu.

– Ah! vous saviez que cela arriverait, répéta-t-il faiblement.

– Oui! J’avais prié pour l’obtenir. Vous est-il jamais arrivé d’être l’objet d’une prière, Eugène?» demanda-t-elle en appuyant sur son nom.

«Pas depuis que j’étais enfant», répondit Réal d’un air sombre.

«Oh, oui! On a prié pour vous aujourd’hui. Je suis descendue à l’église…» Réal pouvait à peine en croire ses oreilles. «L’abbé m’a fait entrer par la porte de la sacristie. Il m’a dit de renoncer au monde. J’étais prête à renoncer à tout pour vous.» Réal, en se tournant vers la partie la plus sombre de la pièce, crut voir le spectre de la fatalité qui attendait son heure pour s’avancer et anéantir cette joie calme et confiante. Il écarta la terrible vision, éleva la main de la jeune femme jusqu’à ses lèvres et y posa un long baiser, puis demanda:

«Ainsi, vous saviez que cela arriverait? Tout cela? Oui! Et de moi, que pensiez-vous?»

Elle pressa fortement la main qu’elle n’avait cessé de tenir. «Je pensais ceci.

– Mais que pensiez-vous de ma conduite parfois? Voyez-vous, je ne savais pas ce qui arriverait, moi. Je… j’avais peur, ajouta-t-il à demi-voix.

– Votre conduite? Quelle conduite! Vous veniez, vous partiez. Quand vous n’étiez pas là, je pensais à vous, et quand vous étiez là, je vous regardais tant que je pouvais. Je vous dis que je savais ce qui arriverait. Je n’avais pas peur alors.

– Vous alliez et veniez avec un petit sourire», murmura-t-il, comme on parlerait d’une inconcevable merveille.

«J’avais chaud, j’étais calme», murmura Arlette, comme aux frontières du rêve. De tendres murmures sortaient de ses lèvres et décrivaient un état de bienheureuse tranquillité par des phrases qui semblaient pure absurdité, incroyables et pourtant convaincantes et apaisantes pour la conscience de Réal.

«Vous étiez parfait, continua-t-elle. Chaque fois que vous veniez près de moi, tout semblait différent.

– Que voulez-vous dire? En quoi, différent?

– Entièrement. La lumière, les pierres même de la maison, les collines, les petites fleurs parmi les rochers. Nanette même était différente.»

Nanette était une chatte blanche angora au long poil soyeux qui vivait la plupart du temps dans la cour.

«Ah! Nanette était différente aussi», dit Réal, qui, charmé par les modulations de cette voix, se trouvait coupé de toute la réalité et même de la conscience de soi, tandis qu’il se penchait sur cette tête appuyée contre son genou: la douce étreinte de la main d’Arlette était pour lui le seul contact avec le monde.

«Oui, plus jolie. C’est seulement les gens…»

Elle finit sur une note incertaine. Réal sentit que cette vague d’enchantement avait passé par-dessus sa tête, reculant plus vite que la mer, laissant des étendues d’un sable aride. Un frisson lui monta à la racine des cheveux.

«Quelle sorte de gens? demanda-t-il.

– Ils sont si changés. Écoutez, ce soir, tandis que vous étiez parti – pourquoi êtes-vous parti? – je les ai surpris tous les deux dans la cuisine, qui ne se disaient rien l’un à l’autre. Ce Peyrol, il est terrible.»