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Il fut frappé par son intonation de crainte, par sa profonde conviction. Il ne pouvait pas savoir que Peyrol, imprévu, inattendu, inexplicable, avait, rien qu’en survenant à Escampobar, imprimé une secousse morale et même physique à tout cet être, qu’il avait été pour elle une immense figure, comme le messager de l’inconnu entrant dans la solitude d’Escampobar; quelque chose d’immensément fort, dont le pouvoir était inépuisable, que la familiarité n’atteignait pas et qui demeurait invincible.

«Il ne veut rien dire, il ne veut rien entendre. Il peut faire ce qu’il veut.

– Vraiment?», murmura Réal.

Elle se mit sur son séant par terre, hocha la tête à plusieurs reprises comme pour affirmer qu’il ne pouvait y avoir le moindre doute là-dessus.

«A-t-il, lui aussi, soif de mon sang? demanda amèrement Réal.

– Non, non. Ce n’est pas cela. Vous pourriez vous défendre. Je pourrais veiller sur vous. J’ai veillé sur vous. Il y a tout juste deux nuits, j’ai cru entendre des bruits dehors et je suis descendue, parce que j’ai eu peur pour vous; votre fenêtre était ouverte mais je n’ai vu personne, et pourtant j’ai l’impression… Non, ce n’est pas cela! C’est pire. Je ne sais pas ce qu’il veut faire. Je ne peux m’empêcher de l’aimer, mais je commence maintenant à avoir peur de lui. Quand il est arrivé ici au début, et que je l’ai vu pour la première fois, il était exactement le même – si ce n’est que ses cheveux n’étaient pas si blancs – il était fort, tranquille. Il m’a semblé que quelque chose s’agitait dans ma tête. Il était gentil, vous savez, j’étais forcée de lui sourire. C’était comme si je l’avais reconnu. Je me suis dit: «C’est lui, c’est précisément lui.»

– Et quand je suis venu?» demanda Réal avec un sentiment de désarroi.

«Vous! je vous attendais», dit-elle à voix basse, avec une note de légère surprise devant cette question, mais sans cesser pourtant manifestement de penser au mystère de Peyrol. «Oui, je les ai surpris hier soir, Catherine et lui, dans la cuisine, se regardant tous deux et silencieux comme des souris. Je lui ai dit qu’il ne pouvait plus me faire aller et venir à sa guise. Oh! mon chéri, mon chéri, n’écoutez pas Peyrol… ne le laissez pas…»

En s’appuyant légèrement sur le genou de Réal, elle se leva d’un bond. Réal en fit autant.

«Il ne peut rien me faire, marmotta-t-il.

– Ne lui dites rien. Personne ne peut deviner ce qu’il pense, et maintenant je ne sais pas moi-même ce qu’il veut dire quand il parle. C’est comme s’il savait un secret.» Elle mit dans ces mots un tel accent que Réal s’en sentit ému presque jusqu’aux larmes. Il répéta que Peyrol ne pouvait avoir aucune influence sur lui et il sentait qu’il lui disait la vérité. Il était le prisonnier de sa propre parole. Depuis le moment où il avait pris congé de l’amiral en uniforme brodé d’or et impatient de retrouver ses invités, il appartenait à une mission pour laquelle il s’était porté volontaire. Il eut un moment la sensation d’un cercle de fer très serré qui lui étreignait la poitrine. Elle le regardait de tout près: c’en était plus qu’il ne pouvait supporter.

«Bien, bien! je serai prudent, dit-il. Et Catherine est-elle dangereuse aussi?»

Dans la clarté de la lune, Arlette, dont le cou et la tête sortaient du fichu miroitant, visible et fugace, se mit à lui sourire et se rapprocha d’un pas.

«Pauvre tante Catherine, dit-elle… Passez votre bras autour de moi, Eugène… Elle ne peut rien faire. Elle ne me quittait pas des yeux autrefois. Elle croyait que je ne m’en apercevais pas, mais je voyais tout. Et maintenant, on dirait qu’elle ne peut pas me regarder en face. Peyrol non plus, d’ailleurs. Il me suivait toujours des yeux autrefois. Souvent je me suis demandé pourquoi les gens me regardaient comme cela. Pouvez-vous me le dire, Eugène? Mais tout est changé maintenant.

– Oui, tout est changé» dit Réal d’un ton qu’il s’efforça de rendre aussi dégagé que possible. «Catherine sait-elle que vous êtes ici?

– Quand nous sommes montées ce soir, je me suis étendue toute habillée sur mon lit et elle s’est assise sur le sien. La chandelle était éteinte, mais à la clarté de la lune, je pouvais la voir parfaitement, les mains sur les genoux. Lorsqu’il m’a été impossible de rester immobile plus longtemps, je me suis simplement levée et je suis sortie de la chambre. Elle était toujours assise au pied de son lit. Tout ce que j’ai fait, ç’a été de mettre un doigt sur mes lèvres, alors elle a baissé la tête. Je ne crois pas avoir tout à fait fermé la porte… Tenez-moi plus fort, Eugène, je suis lasse… C’est étrange, vous savez! Autrefois, il y a longtemps, avant que je vous eusse jamais vu, je ne me reposais jamais et je n’étais jamais fatiguée.» Son murmure s’interrompit tout à coup et elle leva le doigt pour lui recommander le silence. Elle prêta l’oreille, Réal aussi, il ne savait pas à quoi; et cette soudaine concentration sur un seul point lui donna l’impression que tout ce qui était arrivé depuis son entrée dans la chambre n’était qu’un rêve par son improbabilité et par cette force surnaturelle que les rêves puisent dans leur inconséquence. Et même la femme qui se laissait aller contre son bras semblait n’avoir pas plus de poids que ce n’eût été le cas dans un rêve.

«Elle est là», murmura soudain Arlette, en se levant sur la pointe des pieds pour se hausser jusqu’à son oreille. «Elle a dû vous entendre passer.

– Où est-elle?» demanda Réal du même ton de profond mystère.

«De l’autre côté de la porte. Elle a dû écouter le murmure de nos voix…» lui susurra Arlette dans l’oreille, comme si elle lui rapportait quelque chose d’extraordinaire. «Elle m’a dit une fois que j’étais de celles qui ne sont pas faites pour les bras d’un homme quel qu’il soit.»

À ces mots, il lui passa son autre bras autour de la taille, et regarda ses yeux que l’effroi semblait agrandir, tandis qu’elle se serrait contre lui de toutes ses forces: et ils demeurèrent ainsi longtemps étroitement enlacés, lèvres contre lèvres, sans s’embrasser et le souffle coupé par l’étroitesse de leur contact. Il semblait à Réal que le silence s’étendait jusqu’aux limites de l’univers. «Vais-je donc mourir?» Cette pensée traversa le silence et s’y perdit comme une étincelle volant dans une nuit éternelle. Le seul effet de cette pensée fut qu’il resserra son étreinte sur Arlette.

On entendit une voix âgée et hésitante prononcer le mot «Arlette». Catherine, qui avait écouté leurs murmures, n’avait pu supporter ce long silence. Ils entendirent sa voix tremblante aussi distinctement que si elle eût été dans la pièce. Réal eut l’impression qu’elle lui avait sauvé la vie. Ils se séparèrent silencieusement.

«Va-t’en, cria Arlette.

– Arl…

– Tais-toi», cria-t-elle plus fort. «Tu n’y peux rien.

– Arlette», cria à travers la porte la voix frémissante et impérieuse.

«Elle va réveiller Scevola», fit Arlette à Réal sur un ton posé. Et ils attendirent tous les deux des bruits qui ne vinrent pas. Arlette montra du doigt le mur. «Il est là, vous savez.

– Il dort», murmura Réal. Mais la pensée «je suis perdu» qu’il formulait dans son esprit ne se rapportait pas à Scevola.

«Il a peur», dit Arlette à mi-voix et avec une intonation méprisante. «Mais cela ne veut rien dire. Un moment il tremble de terreur et le moment d’après il est capable de courir commettre un assassinat.»